En fait, on soupçonne – ou on accuse – le roi, et surtout la reine et le parti des aristocrates, de préparer avec la complicité de l'étranger – Marie-Antoinette n'est-elle pas « l'Autrichienne » ? – cette « Saint-Barthélemy des patriotes » qui leur permettrait de rétablir leur pouvoir absolu.
On souhaiterait qu'il n'en soit pas ainsi, et l'opinion oscille entre l'espérance d'une « fraternité », d'une « union » autour du roi, et la crainte d'une trahison. Dans les clubs – les Jacobins, les Feuillants –, dans les « sections » électorales, chez les « sans-culottes », on surveille avec plus ou moins de suspicion le parti de la Cour.
Il y a donc un double mouvement :
Il conduit d'une part à l'organisation de la fête de la Fédération, le 14 juillet 1790, où 100 000 personnes rassemblées sur le Champ-de-Mars prêtent serment à la Constitution. Des pancartes répètent aux citoyens : « La Nation, c'est vous ; la Loi, c'est vous ; le Roi en est le gardien ». C'est la mise en place d'une monarchie constitutionnelle où le roi de France n'est plus que le « roi des Français », où ce qui le sacre n'est plus l'onction de Reims, mais le choix du peuple de par la Constitution. Et Louis XVI paraît accepter ce régime qui met fin à la monarchie absolue : « Moi, roi de France, dit-il, je jure à la Nation d'employer tout le pouvoir qui m'est délégué par la loi constitutionnelle de l'État à maintenir la Constitution et à faire exécuter les lois. »
Mais, d'autre part, on soupçonne le roi et le parti des aristocrates de ne pas accepter la nationalisation des biens du clergé – décidée le 17 avril 1790 pour garantir la monnaie des assignats créée en décembre 1789 –, puis la Constitution civile du clergé, qui fait de celui-ci un « corps de l'État » et exige des fonctionnaires qu'ils prêtent serment d'accepter cette mesure « gallicane » que le pape, pour sa part, condamne (13 avril 1791).
Ainsi les choix politiques deviennent-ils aussi, de par cette Constitution civile du clergé, des choix religieux.
Et la « politique » renvoie dès lors aux passions des guerres de religion.
Il ne s'agit plus seulement de monarchie constitutionnelle ou de monarchie absolue, mais de fidélité au pape ou de rejet de son autorité.
On est prêtre jureur ou prêtre réfractaire.
Et, le 17 avril 1791, la foule empêche Louis XVI de se rendre au château de Saint-Cloud où il doit entendre une messe célébrée par un prêtre réfractaire.
Parce que le sacre du roi de France en fait le représentant de Dieu sur la terre du royaume, entrer en conflit avec lui, c'est commettre un acte sacrilège, attester qu'on veut créer une « Église » constitutionnelle.
La cohérence existant sous la monarchie absolue entre religion et royauté, l'Assemblée constituante semble vouloir la maintenir, mais entre un monarque constitutionnel et une Église soumise à l'État, et non plus au pape.
« L'Église est dans l'État, l'État n'est pas dans l'Église », dira un député du tiers.
Mais si le roi, en bon catholique, refuse la Constitution civile du clergé, cela signifie aussi qu'il rejette l'idée de monarchie constitutionnelle à laquelle il a semblé se rallier.
Quand il tente de fuir avec la famille royale, le 20 juin 1791, il manifeste, comme il l'écrit, qu'il ne peut accepter les nouveaux pouvoirs, ceux des députés, des clubs, des citoyens. Il se dit fidèle au gouvernement monarchique « sous lequel la nation a prospéré pendant mille quatre cents ans ».
Arrêté à Varennes, reconduit à Paris, il aura fini de perdre, aux yeux de la foule silencieuse qui assiste à son retour dans la capitale, tel un prisonnier, toute légitimité. Les soupçons se sont mués en accusation.
Et certains, le 17 juillet 1791, au Champ-de-Mars où Louis XVI avait juré fidélité à la Loi, déposent une pétition réclamant sa déchéance et la proclamation de la république.
L'engrenage révolutionnaire a franchi une nouvelle étape.
Mais l'Assemblée, le tiers état, tous ceux qui veulent enrayer cette fuite en avant, cette radicalité qui peut remettre en cause toute l'organisation sociale (les propriétés), échafaudent la fiction d'un enlèvement du roi, et la garde nationale commandée par La Fayette ouvre le feu sur les pétitionnaires.
Le souverain sera maintenu au prix d'un mensonge et d'une cinquantaine de morts.
Journée décisive, lourde de conséquences non seulement pour le mouvement de la Révolution, mais pour l'histoire nationale.
Un fossé sanglant vient de se creuser entre « modérés », partisans de la monarchie constitutionnelle, et « radicaux », entre ceux qui recherchent un compromis politique – donc un accord avec le roi – et ceux qui jugent que le monarque est un traître.
Louis XVI innocenté – mais nul n'est dupe de cette fable de l'enlèvement – va prêter serment à la Constitution le 14 septembre 1791.
Et l'Assemblée nationale constituante cède la place le 30 septembre 1791 à l'Assemblée législative.
Après la fuite manquée du roi, l'émigration de la noblesse s'est accélérée. L'armée est en crise et le soupçon de trahison pèse sur toute la Cour.
Avec une lucidité aiguë, Barnave – avocat libéral, élu du Dauphiné, partisan d'une monarchie constitutionnelle, un des acteurs de la réunion de Vizille en 1788 – écrit :
« Ce que je crains, c'est le prolongement indéfini de notre fièvre révolutionnaire. Allons-nous terminer la révolution, allons-nous la recommencer ? Si la révolution fait un pas de plus, elle ne peut le faire sans danger ; c'est que, dans la ligne de la liberté, le premier acte qui pourrait suivre serait l'anéantissement de la royauté ; c'est que, dans la ligne de l'égalité, le premier acte qui pourrait suivre serait l'attentat à la propriété... »
Mais comment stabiliser une situation dès lors que l'une des pièces principales de l'échiquier politique – le roi, la Cour, le parti aristocratique – cherche à reprendre le royaume en main comme si rien ne s'était passé depuis le printemps 1789 ?
37.
C'est une France nouvelle que représentent les 745 députés de l'Assemblée législative qui se réunissent à Paris pour la première fois le 1er octobre 1791.
Robespierre avait fait voter par l'Assemblée constituante une proposition décrétant, avant de se séparer, l'inéligibilité de ses membres.
Ce sont donc des hommes nouveaux, surgis des assemblées locales, qui ont été élus.
Avocats, médecins, militaires, ils sont le visage de cette France qui, depuis près de trois ans, est labourée par les événements révolutionnaires, les affrontements sociaux, les bouleversements institutionnels et cette nouvelle guerre de religion qui oppose prêtres jureurs et prêtres réfractaires.
Ainsi naissent à partir des débats électoraux et des « émotions » populaires – Grande Peur, jacqueries, émeutes, cortèges, violences urbaines – les pratiques politiques de la France contemporaine.
Depuis 1788, dans le creuset de la Révolution, ces comportements et ces sensibilités politiques vont s'inscrire dans l'âme de la France.
Comme l'écrit Chateaubriand, témoin privilégié, l'Assemblée constituante avait déjà été, « malgré ce qui peut lui être reproché, la plus illustre congrégation populaire qui ait jamais paru chez les nations, tant par la grandeur de ses transactions que par l'immensité de leurs résultats ».
L'Assemblée législative est tout aussi importante : elle précise les contours d'une exception française.
Aucun peuple n'a fait à un tel degré, dans toute son épaisseur sociale, une telle expérimentation politique.