La France devient la nation politique par excellence.
Il y a à l'Assemblée et dans le pays une « droite » et une « gauche ».
Des ébauches de partis politiques reclassent les députés, rassemblent leurs partisans dans des débats passionnés.
Une opinion politique se constitue, se déchire, excommunie telle ou telle de ses tendances.
Le club des Feuillants (Barnave, La Fayette) est partisan de la monarchie constitutionnelle. Il veut arrêter la révolution au point où elle est parvenue.
Les clubs des Jacobins (Robespierre) et des Cordeliers (Danton, Desmoulins) veulent démasquer les trahisons de la monarchie.
La presse – Marat et son Ami du peuple, l'abbé Royou et son Ami du roi –, les libelles, expriment ces combats d'idées, galvanisent les « aristocrates » ou les « patriotes ».
La foule fait irruption dans la salle du Manège, où siège l'Assemblée. Elle envahit les tribunes, distingue parmi les députés ces élus de Bordeaux, ces Girondins – Brissot, Vergniaud, Roland… – au grand talent oratoire.
Ceux-là clament que l'Europe doit suivre l'exemple français.
Ainsi se forge, dans ces premiers mois de la Législative, l'idée que la nation française a une mission particulière, qu'elle est exemplaire. Il lui faut devancer par une guerre patriotique celle que s'apprêtent à lui faire – lui font déjà – les émigrés rassemblés dans une armée des princes qui se constitue à Coblence autour des frères du roi, les comtes de Provence et d'Artois.
Le girondin Isnard déclare : « Le peuple français poussera un grand cri, et tous les autres peuples répondront à sa voix. »
Certains – tel Robespierre – récusent cette prétention, se méfient de ce patriotisme révolutionnaire qui devient belliciste, qui s'imagine que les peuples vont accueillir avec enthousiasme les « missionnaires armés ». Mais l'idée de guerre s'impose et paraît une solution aux problèmes auxquels est confronté le pays.
Surtout, elle canalisera la passion révolutionnaire.
Elle permettra par les prises de guerre – le butin – de faire face à la crise financière et économique qu'aggrave la mauvaise récolte de 1791.
Dans les campagnes, dans les villes, le pain, la viande et le sucre manquent ou sont hors de prix. Dans le débat politique, des voix de plus en plus nombreuses, venues du quart état, mais qui trouvent écho dans L'Ami du peuple et dans les clubs, réclament la taxation des denrées.
La faim, la cherté de la vie poussent à l'émeute, aux violences.
On dénonce les « accapareurs ». On impose par la force les prix de vente.
Une aile radicale s'exprime, s'organise, agit, élargissant encore la palette des courants politiques, enfournant dans la machine révolutionnaire de nouveaux combustibles.
Flambent cependant déjà, dans de nombreuses régions, les oppositions entre prêtres jureurs et réfractaires.
Les paysans de l'Ouest s'opposent à ce que de nouveaux prêtres viennent dire la messe en lieu et place de leurs curés.
Ici et là, en Bretagne, en Provence, dans la vallée du Rhône, des « aristocrates » s'organisent militairement, parfois en liaison avec les émigrés.
Le 9 novembre 1791, l'Assemblée législative vote un décret exigeant de tout émigré qu'il rentre en France avant le 1er janvier 1792 sous peine d'être coupable de conspiration.
Le 21 novembre, un autre décret exige des prêtres qu'ils prêtent serment à la Constitution.
À chacun de ces décrets, le roi oppose, conformément aux pouvoirs que lui accorde la Constitution, son droit de veto.
Une épreuve de force s'ébauche entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif appuyé sur le mouvement des clubs et sur cette opinion publique soupçonneuse envers un monarque qui a déjà tenté de prendre la fuite et que les Jacobins, les Cordeliers, les Girondins et naturellement Marat suspectent d'être complice des émigrés – ses frères ! –, du nouvel empereur germanique, François II, et du roi de Prusse Frédéric-Guillaume.
Au plus grand nombre, la guerre paraît le moyen de dénouer ces contradictions.
Le roi sera contraint de se démasquer, de choisir son camp. Et elle obligera les monarchistes, les ennemis de l'intérieur, à prendre soit le parti de la France, soit celui de l'étranger.
Cette fuite en avant, rares sont ceux qui mesurent qu'elle ne peut que favoriser une dictature militaire et la radicalisation de la situation.
Le « parti de la Cour » la souhaite.
Le roi nomme donc un ministre girondin favorable à la guerre.
Le 20 avril 1792, un ultimatum est lancé à l'empereur et aux princes allemands pour qu'ils dispersent les émigrés massés sur leurs territoires.
La Cour imagine que l'armée française, affaiblie par les luttes politiques et l'émigration de nombre de ses officiers, va s'effondrer, et qu'avec le concours des Prussiens et des Autrichiens l'ordre sera rétabli dans le royaume, et le peuple, enfin châtié.
Ainsi la France s'engage-t-elle dans la politique du pire.
3
LA LOI DES ARMES
1792-1799
38.
La guerre commence le 20 avril 1792.
Premières défaites sur les frontières nord et est, le long des routes traditionnelles des invasions.
Le peuple se souvient. Il s'inquiète pour le sort de cette ville-verrou, Verdun, qui commande le chemin de Paris et dont le nom, depuis le temps de Charlemagne, est inscrit dans la mémoire nationale.
La guerre ravive les souvenirs de tous les combats pour la défense de la patrie.
Quand, le 25 avril 1792, à Strasbourg, Rouget de L'Isle entonne pour la première fois son Chant de guerre pour l'armée du Rhin, il emprunte ces mots : Aux armes, citoyens ! aussi bien aux affiches de la Société des amis de la Constitution, qui invitent à s'enrôler, à « vaincre ou à mourir », qu'aux appels à résister à l'armée espagnole lancés en 1636 et qui souhaitaient qu'un « sang impur abreuve nos sillons ».
Quant à la musique de son Chant de guerre, elle s'inspire d'un thème de Mozart, le franc-maçon, le musicien des Lumières, mort en 1791.
Dans un pays centralisé où existe depuis des siècles un sentiment patriotique, la guerre, dès les premiers combats de 1792, associe nation et révolution, défense de la patrie et défense des droits nouveaux.
Le citoyen est patriote.
L'ennemi de la révolution est un traître à la nation.
À ceux qui crient « Vive le roi ! » on répond « Vive la nation ! ».
La loi des armes simplifie, radicalise, exclut, condamne.
Point de place pour les modérés – les Feuillants – adeptes du compromis, par sagesse, par intérêt, pour protéger les propriétés, maintenir la monarchie constitutionnelle, garante de la paix civile et de l'ordre social.
En choisissant la politique du pire – la guerre –, le parti de la Cour a cru pouvoir éteindre le brasier révolutionnaire. C'est l'incendie général qu'il déchaîne contre lui.
En souhaitant la guerre, les Girondins, qui espéraient ainsi gouverner la révolution, ont ouvert la porte aux hommes les plus décidés, aux « sans-culottes » les plus radicaux.
Le temps n'est plus ni à Louis XVI, ni à Barnave ou La Fayette, ni même à Brissot, mais à Danton, Desmoulins et bientôt Robespierre.
La loi des armes, les idées extrêmes, imposent dès lors leur empreinte profonde dans l'âme de la France.
Que le roi – en mai puis en juin – oppose son veto à un décret instituant la déportation des prêtres réfractaires, puis à un autre créant un camp de 20 000 fédérés à Paris, et aussitôt on demande sa suspension.
On envahit le 20 juin les Tuileries, on contraint Louis XVI à se coiffer d'un bonnet phrygien, on l'humilie.