Dès les origines, la République a ainsi deux visages : le jacobin s'oppose au girondin.
Cette division perdurera, rejouant la scène sans fin sous des noms différents, avec plus ou moins de violence : Parisiens contre provinciaux « décentralisateurs », républicains autoritaires contre républicains démocrates.
En fait, cette fracture entre républicains est d'autant plus nette qu'elle se superpose à d'autres divisions, et qu'ainsi, malgré l'affirmation réitérée de République une et indivisible, la France, pays toujours menacé de tensions et de déchirements, reste aussi émiettée qu'elle l'a souvent été.
D'un côté, on retrouve ceux qui veulent ouvrir le procès du roi afin de le condamner, de l'exécuter. De l'autre se regroupent les modérés, les attentistes qui craignent une division radicale entre la France ancienne et la nouvelle.
Mais la guerre est là. Les royalistes sont à Toulon, à Lyon, à Nantes, aux côtés des armées ennemies.
Le procès du monarque est un des aspects de la guerre. La Convention l'ouvre dès novembre 1792. « L'élimination du roi est une mesure de salut public, une providence nationale », dit Robespierre.
« Tout roi est un rebelle et un usurpateur, ajoute Saint-Just. Louis est un étranger parmi nous. On ne peut régner innocemment, la folie en est trop évidente. »
La mort est votée par 361 voix contre 360. Louis Capet sera exécuté le 21 janvier 1793, et sa tête montrée, sanglante, au peuple rassemblé.
Cette mort de Louis XVI laisse un vide béant au cœur de l'histoire nationale.
Plus d'un millénaire d'acceptation, de respect, de vénération, d'obéissance à l'égard de ce roi sacré, thaumaturge, représentant de Dieu sur terre, unissant la France à l'Église et au divin, se trouve ainsi tranché net.
La France, nation mystique et politique, en est profondément divisée et blessée.
Et alors que les rébellions armées – en Vendée notamment – se prolongent, s'amplifient, que l'élan patriotique est nécessaire pour repousser l'ennemi aux frontières, il ne faut pas que soit entendue la voix de Louis XVI qui, sur l'échafaud, crie, dans les roulements des tambours : « Français, je meurs innocent, je pardonne à mes ennemis, je souhaite que ma mort soit utile au peuple ! Je remets mon âme à Dieu. »
On a besoin d'une autre « religion », d'une autre mystique pour soutenir la République.
D'abord, il faut qu'on en finisse avec le christianisme, lié à la monarchie.
Voltaire a été admis au Panthéon dès le 11 juillet 1791, et on a célébré « l'homme qui combattit les athées et le fanatique, qui inspira la tolérance, qui réclama les droits de l'homme contre la servitude de la féodalité ».
La Convention a réhabilité le chevalier de La Barre. Elle abolit l'esclavage le 4 février 1794. Elle va tenter, avec un nouveau calendrier – le décadi remplaçant le dimanche, thermidor, juillet, brumaire, novembre, etc. –, de parachever la déchristianisation.
Elle organise le culte de la Raison, adopte le « déisme voltairien », célèbre l'Être suprême.
Elle veut transformer la République en mystique.
Mais elle dresse ainsi contre cette parodie de religion aussi bien les catholiques que les sceptiques, les croyants que les cyniques.
Dans l'âme de la France, ces divisions aux origines de la République, cette fracture entre plusieurs France, ce mysticisme républicain, cette idée d'une mission universelle de libération des peuples assumée par la nation, sont autant de sources de frictions, de ferments de guerre civile.
La France de 1793-1794 est une fois encore le pays de la Saint-Barthélemy, des guerres de Religion.
Si la nation n'éclate pas, c'est d'abord que le pays défend son sol contre l'étranger. Que le patriotisme – « Mourir pour la patrie est le sort le plus beau, le plus digne d'envie », chante-t-on – soulève et rassemble la majorité de la nation.
Celle-ci est en armes. Elle résiste.
L'amalgame entre soldats volontaires, conscrits de la levée en masse, anciens des régiments du roi promus officiers de la République, bientôt jeunes généraux, se réalise.
Le patriotisme et l'héroïsme, la jeunesse de ce pays, le plus peuplé d'Europe et à l'armée la plus nombreuse, cimentent la nation.
L'âme de la France, monarchiste aussi bien que républicaine, est martiale.
Cela ne suffirait pas à empêcher la désagrégation.
Si la République en armes dessine l'ébauche d'un pouvoir totalitaire, c'est moins par la mise en œuvre d'une idéologie qui en contiendrait le germe que par les nécessités « techniques » de la guerre aux frontières, et surtout à l'intérieur.
Si la France est divisée, c'est qu'il existe des « traîtres ». On ouvre les « armoires de fer » de la monarchie ; on y trouve les noms des « stipendiés » de la Cour, et, parmi eux, Mirabeau et Barnave. Dumouriez, le vainqueur de Valmy, est passé à l'ennemi. La Fayette l'a déjà fait, comme des milliers d'officiers, d'émigrés.
Il faut un Tribunal révolutionnaire, une loi des suspects, un Comité de sûreté générale, un Comité de salut public. D'abord à Paris, puis dans les départements, près de 200 000 sans-culottes sont réunis et organisés en parti révolutionnaire, le parti jacobin, qui s'appuie sur des représentants en mission.
Le parti est l'œil de la surveillance. Il dénonce. Il châtie.
Car, au bout de cette suspicion, la Terreur est à l'ordre du jour.
On dénombre 500 000 suspects. On guillotine. Peut-être y a-t-il plus de 100 000 victimes.
On confisque, avec les lois de ventôse (février 1794), les biens des suspects.
On veut s'attacher, avec les lois sur le maximum des prix, les citoyens les plus pauvres. On leur promet l'« égalité sainte » en votant la Constitution de l'an I (24 juin 1793), laquelle ne sera pas appliquée puisque, face à la guerre, le gouvernement est dit « révolutionnaire jusqu'à la paix ».
La répression – à Lyon on tire au canon sur les « royalistes », à Nantes on les noie, en Vendée on les fusille, partout on les décapite – n'épargne personne, puisque tout le monde, dès lors qu'il s'oppose à la politique du Comité de salut public où Robespierre a fait son entrée en juillet 1793, est suspect.
On guillotine les « enragés » qui réclamaient pour le quart état une « révolution sociale », un nouveau maximum des prix, et non pas l'application d'un maximum pour les salaires.
Marat a été assassiné le 13 juillet 1793 par Charlotte Corday, sinon il aurait été de la charrette qui, au printemps 1794, conduit les enragés à l'échafaud.
Puis ce sera le tour des « indulgents » – Danton, Desmoulins –, accusés de vouloir mettre fin à la Terreur, à la guerre, donc à la révolution, et soupçonnés de vouloir abandonner la mystique républicaine.
Procès bâclé pour étouffer la grande voix de Danton en ce printemps 1794.
Certes, les armées de la République terroriste sont victorieuses en ce même printemps (Fleurus, le 26 juin), mais le pouvoir est isolé.
Les enragés sont toujours en quête de pain bon marché, et crient devant le blocage de leurs salaires : « Foutu maximum ! »
La République n'est plus pour eux qu'un régime parmi d'autres.
La nation est épuisée, et chacun se sent suspect.
Pourquoi cette surveillance, ces exécutions, si la victoire est acquise ?
Robespierre et ses partisans se retrouvent seuls parmi les cadavres des enragés et des indulgents, cibles toutes désignées pour tous ceux qui, après avoir mis en œuvre une implacable terreur (Barras, Fouché), craignent qu'elle ne se retourne contre eux.
Le 9 thermidor an II (27 juillet 1794), Robespierre est renversé. Cent sept de ses partisans sont décapités. Jamais on n'a autant exécuté en un jour.