Ce paroxysme terroriste et républicain, cette politique mystique et patriotique, ces luttes inexpiables entre factions, se gravent dans l'âme de la France.
Au moment où le pays invente la démocratie moderne – élections aux états généraux, débats, Constitution –, il en génère aussi les pathologies : le parti « unique », la loi des suspects, le Tribunal révolutionnaire, la Terreur.
La guerre contamine ainsi tout l'ordre politique.
Saint-Just, l'une des victimes du 9 thermidor, a dit : « La Révolution est glacée. »
La République l'est tout autant.
40.
Cinq années seulement, mais un fleuve d'événements et de sang, séparent cet été 1794 de l'an 1789, quand la prise et la destruction de la Bastille allaient faire entrer la France dans ce territoire inconnu nommé Révolution.
Les hommes qui siègent à la Convention, après la chute des robespierristes, savent qu'ils sont tous des survivants de cette imprévisible et interminable odyssée.
Pendant la Terreur, comme le dira Sieyès, ils ont « vécu » en s'enfonçant dans le « marais », évitant de choisir entre Girondins et Jacobins, pour échapper à la loi des suspects, au Tribunal révolutionnaire, à la colère des enragés.
Mais, à la Convention, ils ont approuvé les mesures de salut public, pas seulement parce qu'ils craignaient, en s'y opposant, de faire figure de suspects et de monter dans la charrette pour l'échafaud, mais parce qu'ils ne voulaient pas du retour à l'Ancien Régime. Ils en auraient été les premières victimes, trop révolutionnaires pour ces émigrés qui se pressaient aux frontières avec les armées étrangères.
Maintenant que la « crête » de la Montagne a été arasée, ils veulent endiguer le fleuve, le canaliser afin qu'il s'apaise, que la République profite aux républicains, c'est-à-dire à eux.
Car, après ces temps tumultueux, ces jours de terreur, les survivants aspirent à jouir de leur victoire. Ils sont la République.
Ceux qui, comme les frères du défunt roi, le comte de Provence (successeur en titre de Louis XVI après la mort à la prison du Temple, le 8 juin 1795, du Dauphin Louis XVII), le comte d'Artois, imaginent qu'ils vont pouvoir restaurer l'Ancien Régime (catholicisme religion d'État, ordres reconstitués, parlements rétablis, déclare le futur Louis XVIII dans sa proclamation de Vérone, le 24 juin 1795), ne comprennent pas que les conventionnels entendent créer « leur » République.
Ils ne veulent ni de l'Ancien Régime ni même d'une monarchie constitutionnelle que les plus lucides parmi les royalistes envisagent encore.
Ce « marais », ces habiles, ces prudents, ces chanceux, ces réalistes, ces survivants qui détiennent enfin le pouvoir, veulent le garder pour eux. Certains se sont enrichis. Ils expriment le désir de cette couche sociale qui a acheté les biens confisqués aux émigrés, aux suspects, à l'Église. Ces hommes sont patriotes par conviction autant que par intérêt. Ils ne veulent être spoliés ni par les aristocrates réclamant leurs biens, ni par les sans-culottes exigeant qu'on les partage.
Avec cette Convention thermidorienne, la France expérimente une forme politique nouvelle : le gouvernement républicain du centre, une sorte de « troisième force » hostile avec autant de détermination aux royalistes qu'aux jacobins sans-culottes.
Et se servant de l'une ou l'autre de ces factions pour écraser la plus menaçante des deux et renforcer ainsi le centre.
Certes, pour briser ces extrêmes, il faut disposer d'une force armée.
Précisément, les soldats de la nation sont victorieux aux frontières. Après la Belgique, la Hollande est conquise. On imagine des « républiques sœurs », un agrandissement de la France jusqu'aux frontières « naturelles » (le Rhin). Et la première coalition se disloque : la Prusse, la Hollande et l'Espagne s'en retirent.
Reste l'intraitable Angleterre, toujours menaçante, ravivant la guerre en débarquant dans la presqu'île de Quiberon 4 000 émigrés (26 juin 1795) afin de ranimer dans tout l'Ouest l'insurrection vendéenne avec laquelle Paris avait réussi à négocier une trêve.
En quelques semaines, le général Hoche va écraser ces émigrés : on les fusillera par centaines, et leurs chefs, Stofflet, Charette, seront exécutés quelques mois plus tard.
Ces conventionnels qui veulent gouverner « au centre » ne sont pas des hommes à scrupules.
En cinq années, ils ont appris qu'il faut savoir annihiler l'adversaire, détruire la faction rivale. La Révolution a fait de tous les hommes politiques français des cyniques qui se déterminent en fonction du rapport des forces.
Ces thermidoriens n'ont pas hésité à se servir de la « jeunesse dorée », de ces « muscadins » royalistes, pour fermer le club des Jacobins (12 novembre 1794), briser les sans-culottes, cette « queue de Robespierre » qui réclamait du pain pour les plus pauvres.
Car on a faim, dans le quart état. L'assignat n'est plus qu'à 8 % de sa valeur nominale. Les prix des denrées (viande, pommes de terre) ont augmenté de 400 à 900 %.
Des mères se suicident avec leurs enfants en se jetant dans la Seine.
D'un côté, ces républicains thermidoriens jouissent de leurs biens, mais, à la porte des cafés où ils se gobergent, des républicains sans-culottes crient famine.
Le peuple fait l'expérience que la République peut le laisser mourir de faim, que les changements institutionnels n'effacent pas la misère.
Alors on se rassemble, on se souvient des « journées révolutionnaires ». Les femmes et les sans-culottes envahissent la Convention le 12 germinal (1er avril 1795) et le 1er prairial (20 mai 1795). On lance aux conventionnels : « Que le sang coule, celui des riches, des monopoleurs et des spéculateurs ! Du temps de Robespierre, la guillotine fonctionnait, mais on mangeait à sa faim ! »
Le pouvoir laisse l'insurrection se déployer, certains députés montagnards se rallier à elle, puis l'armée et les sections modérées de l'ouest de Paris encerclent le faubourg Saint-Antoine. Après quelques jours de résistance, cette « Commune » de sans-culottes est écrasée par les armes.
On exécute. On condamne à mort. Six députés montagnards se suicident.
Les républicains du centre prouvent qu'ils savent eux aussi se montrer impitoyables.
Ainsi s'inscrit dans l'âme de la France l'idée que l'ordre, le respect des biens et des propriétés, l'emploi de la force contre ceux qui veulent les violer, peuvent aussi faire partie d'une politique républicaine.
Un jour, dans les années 1870, Thiers dira : « La République sera conservatrice ou ne sera pas. » Et les troupes versaillaises materont le Paris de la Commune.
La période révolutionnaire a aussi « inventé » cette politique-là.
Elle laisse faire les bandes royalistes qui, à Lyon, à Marseille, en Provence, traquent les Jacobins, les massacrent dans les prisons – à Aix, à Tarascon, à Marseille, etc., on dénombrera près d'un millier de victimes de cette « terreur blanche ».
Mais, dès lors que ces mêmes royalistes représentent à nouveau une menace pour le pouvoir, les thermidoriens sont prêts à tout pour défendre leur République, qui est aussi la République.
Ils l'ont montré dans la presqu'île de Quiberon en fusillant les émigrés débarqués par les navires anglais et faits prisonniers.
Pour défendre le nouveau régime, ils dressent aussi une forteresse constitutionnelle, la Constitution de l'an III (août 1795), qui comporte deux Conseils élus par les 20 000 Français les plus riches : celui des Anciens et celui des Cinq-Cents, ainsi que cinq Directeurs, renouvelables les uns et les autres par tiers chaque année ou tous les trois ans. Le peuple « approuve » par un million de voix pour, 50 000 contre et... cinq millions d'abstentions.