Mais peu importe : la procédure est « démocratique », elle est bien formellement républicaine. Et les royalistes, qui espéraient subvertir la République en pénétrant légalement ses institutions par la voie électorale, sont bernés.
Par 200 000 voix contre 100 000, les conventionnels ont en effet fait adopter un décret dit des deux tiers qui précise que les deux tiers des membres des nouveaux Conseils législatifs devront être choisis parmi les... conventionnels ! Les royalistes et le peuple découvrent qu'on peut concevoir des institutions formellement républicaines qui permettent de contrôler les élections par un jeu politique truqué.
Nouvelle leçon de politique « moderne » donnée par la Révolution, la grande école du cynisme politique.
Il ne reste plus aux royalistes qu'à tenter eux aussi une « insurrection », une « journée révolutionnaire ».
Le 13 vendémiaire (5 octobre 1795), ils rassemblent vingt mille manifestants en armes qui se dirigent vers la Convention.
Barras – ancien terroriste, bien décidé à jouir des biens et du pouvoir dans ce régime qui désormais est le sien –, chargé du commandement des troupes de Paris, va s'adjoindre des généraux connus pour leurs sentiments jacobins. L'un d'eux, suspect de « robespierrisme », a même été arrêté en thermidor. Depuis lors, il traîne son sabre inutile dans Paris.
Il va disperser au canon les royalistes, qui laissent trois cents morts sur les marches de l'église Saint-Roch et dans les rues avoisinantes.
La République est donc « sauvée ». La Convention peut se séparer, le 26 octobre 1795, pour laisser place au Directoire.
Mais ce « centre » républicain n'a survécu, ne l'a emporté que parce que l'armée lui a obéi.
La guerre aux frontières a fait de l'armée la garante de l'ordre intérieur, et donc de la République.
Elle est entrée sur la scène politique et y a joué aussitôt un rôle déterminant.
Peut-elle accepter de retourner dans l'ombre ?
Le « général Vendémiaire » se nomme Napoléon Bonaparte.
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Ce général Bonaparte qui noie dans le sang, à coups de canons, une tentative d'insurrection royaliste, la France ne pourra plus l'oublier.
Ainsi, le 13 vendémiaire (5 octobre 1795) commence à se creuser un nouveau sillon dans l'histoire nationale. L'âme de la France va s'en trouver marquée en profondeur. Une tradition, celle de l'homme providentiel, de l'homme du recours, hissé au-dessus des factions – ou des partis – qui s'opposent, se dessine de plus en plus nettement durant ces quatre années qui vont se terminer par le coup d'État des 18 et 19 brumaire an VIII (9 et 10 novembre 1799), quand Bonaparte mettra fin au Directoire et s'emparera de la réalité du pouvoir.
La Révolution qui avait mis en place un régime d'assemblée, qui s'était définie, avec la République, comme la structure la plus opposée à la monarchie absolue, donne donc naissance au pouvoir personnel d'un général, lecteur et admirateur de César.
Les thermidoriens, qui avaient affirmé qu'ils ne voulaient ni « de la dictature de César ni de la royauté de Tarquin », ont fait appel pour les défendre à un homme qui se rêve empereur après avoir conquis la gloire sur les champs de bataille, à l'image de César.
Dans l'âme de la France, son aventure devient une référence.
Pour certains, il est l'antimodèle, l'ogre « infamant », le général putschiste. Pour d'autres, il est le chef exemplaire, charismatique, qui balaie les politiciens corrompus, lâches, incapables, petits hommes sans gloire que la vue d'un manipule suffit à disperser comme des oiseaux apeurés.
Mais, quel que soit le jugement qu'on porte sur le personnage, il est l'un des môles qui marquent les débuts de la période contemporaine de notre histoire.
Un courant politique se forme autour de lui : espérance ou menace, c'est le bonapartisme. Face à l'impuissance des politiciens, l'homme du recours, par un coup d'État que légitime la situation de la nation et restaure l'ordre et l'autorité. Il unifie le peuple. Il défend les intérêts de toute la patrie contre ceux qui, révolutionnaires ou monarchistes, n'agissent qu'en fonction de leur idéologie ou de leur clientèle.
Il incarne le centre opposé aux extrêmes.
Sa force lui vient de ce qu'il a le soutien du peuple et des armées.
Si ce général de coup d'État, ce dictateur – ou bien ce héros météorique – s'est imposé jusqu'à occuper pareille place dans l'âme de la France, c'est que la situation de la nation favorise son entreprise et permet à son ambition de se réaliser.
En ces dernières années du xviiie siècle, après la tourmente révolutionnaire, la société française a soif de paix intérieure et de stabilité.
Les notables, les nantis, les paysans, qui ont profité les uns de la vente des biens nationaux, les autres, de la suppression des droits seigneuriaux, aspirent au calme.
La guerre ne les affecte qu'indirectement (conscription, impôts). Elle se déroule loin de la France : en Italie, contre l'Autriche, et Bonaparte, qui s'est vu confier le commandement de l'armée d'Italie en guise de récompense pour les services rendus en vendémiaire, s'y couvre de gloire à Arcole, à Rivoli. Il signe le traité de Campoformio. Il envoie son butin – argent et œuvres d'art – au Directoire.
À la manière de César, il écrit sa propre légende, transforme chacune de ses actions en triomphe, conquiert l'opinion.
Il met ainsi en œuvre une stratégie qui combine la gloire militaire (il montre du génie dans cette campagne d'Italie de 1796 à 1797) et la sociabilité politique (il est l'homme de Barras, proche de Sieyès, de Fouché, de Talleyrand) qui le fait apparaître comme le général au service des Directeurs, mais il est aussi le chef indépendant qui porte les espoirs de l'opinion.
Avec son épée, il peut trancher le nœud gordien des intrigues politiciennes.
Son aventure égyptienne – mai 1798 – et son retour « miraculeux », en octobre 1799, font de lui un héros de légende.
Mais il ne peut jouer ce rôle que parce que le Directoire ne parvient pas à stabiliser la situation.
Le pouvoir des Directeurs, qui, comme celui des thermidoriens, entend se situer au centre, est menacé : d'un côté, les héritiers des Jacobins et des enragés parlant au nom du peuple des « infortunés » rêvent d'une société égalitaire ; de l'autre, par le simple jeu électoral, les institutions risquent d'être pénétrées par les « Jacobins blancs », ces royalistes qui veulent en finir avec la République, même s'ils divergent sur le type de monarchie à rétablir (absolue ou constitutionnelle).
Gauche, droite, centre : figures désormais classiques de la politique française.
En mai 1796, le Directoire déjoue la « conspiration des Égaux » fomentée par Babeuf, qui vise à établir un communisme de répartition supprimant la propriété privée.
Babeuf se poignardera au cours de son procès, et une trentaine de ses compagnons seront fusillés en 1797.
Mais leur souvenir, transmis par quelques survivants – Buonarroti –, fera germer au xixe siècle les idées « babouvistes », créant un socle pour le communisme et le socialisme français dont on mesure ainsi l'enracinement profond dans l'histoire nationale.
Le 18 fructidor (avril 1797), le Directoire doit faire face à une poussée électorale royaliste ; les Directeurs font alors appel au général Bonaparte, qui leur délègue le général Augereau.
Terreur froide : arrestations, épurations, déportations.
La preuve est faite à nouveau que le centre ne peut imposer sa politique républicaine – défendant les transferts de propriété qui ont eu lieu pendant la Révolution, affirmant le caractère laïque de l'État dans une perspective voltairienne – que s'il dispose du soutien de l'armée.