Ce soutien est d'autant plus nécessaire qu'en 1798 (le 21 floréal), le Directoire doit faire face à une poussée électorale de la « gauche », cette fois, et que seul un coup de force – un vrai coup d'État – permet d'exclure les députés élus de cette tendance.
Malgré cela, l'influence des néojacobins s'accroît en juin 1799. On parle à nouveau de « bonheur du peuple ». On exige des mesures en sa faveur : « Élaguez ces fortunes immenses qui font le scandale des mœurs, établissez l'impôt progressif sur les fortunes, réduisez les impôts indirects, faites des économies en renvoyant les fonctionnaires inutiles, en diminuant l'indemnité des députés et les pensions des Directeurs ! »
Des revendications « modernes » se font ainsi jour dans le langage politique. Elles traverseront les décennies.
En même temps, on veut en finir avec le « système de bascule », l'instabilité qui fait soutenir la gauche contre la droite, et vice versa.
Derrière les néojacobins se profile le parti des généraux. Ils sont victorieux. Ils ont créé des républiques sœurs : la Batave, la Cisalpine, la Romaine, l'Helvétique, la Parthénopéenne (napolitaine). Ils ont accumulé des « trésors de guerre ». Les soldats leur sont dévoués, puisque ce sont les généraux qui les paient.
Ce néojacobinisme « armé » annoncerait-il le retour à un robespierrisme rebouilli ?
Sieyès s'en inquiète. Il dénonce la « sanglante tyrannie » des Jacobins de l'an II et leur « pouvoir monstrueux », dont il faut empêcher la renaissance.
Les « républicains du centre » – Sieyès, Fouché, Talleyrand – se tournent vers Bonaparte rentré d'Égypte.
Il est l'homme providentiel. Il se présente comme sans ambition personnelle, prêt seulement à mettre sa popularité au service du parti de l'ordre.
Son frère Lucien a été élu président du Conseil des Cinq-Cents, mais lui, « le plus civil des généraux », évoque moins ses exploits militaires que les découvertes que les savants qui l'ont accompagné en Égypte ont réalisées au pays des pharaons.
À Saint-Cloud, où se sont réunis les conseillers, après un moment difficile, Murat, à la tête d'une compagnie de grenadiers, disperse les élus en criant à ses soldats : « Foutez-moi tout ce monde-là dehors ! »
C'est la technique d'un coup d'État moderne, mêlant le coup de force parlementaire à l'action armée, l'apparence légale à la violence, que Bonaparte et ses complices ont appliquée.
Bonaparte peut se présenter comme l'homme du centre, au-dessus des partis, incarnant l'union des Français contre les « anarchistes » et les « royalistes ».
« Tous les partis sont venus à moi, m'ont confié leurs desseins, dévoilé leurs secrets, et m'ont demandé mon appui : j'ai refusé d'être l'homme d'un parti », dit-il.
En fait, il veut rassembler tous les notables et, autour d'eux, le peuple, en ne revenant pas sur les conquêtes majeures de la Révolution dans l'ordre social : abolition des droits seigneuriaux, liberté de la propriété, vente des biens nationaux.
Le ciment de cette union, c'est le patriotisme.
Il dit : « Ni bonnet rouge [révolutionnaire] ni talon rouge [aristocratique] : je suis national ! »
La Révolution, la République, sont l'assomption de la nation.
CHRONOLOGIE III
Vingt dates clés (1715-1799)
1715-1723 : Régence de Philippe d'Orléans. Louis XV a cinq ans
1757 : Attentat de Damiens contre Louis XV (1715-1774)
1771 : Réformes de Maupeou : abolition de la vénalité des offices, gratuité de la justice, etc.
1774 : Louis XVI (1774-1792) rétablit les parlements dans leurs privilèges
1784-1785 : Affaire du « collier de la reine » qui discrédite la monarchie
1788 : À Vizille, les états du Dauphiné réclament la convoca-tion des états généraux
5 mai 1789 : Ouverture des états généraux à Versailles
14 juillet 1790 : Fête de la Fédération au Champ-de-Mars
20-21 juin 1791 : Fuite du roi à Varennes
20 avril 1792 : Déclaration de guerre à l'Autriche et à la Prusse
20 septembre 1792 : Victoire de Valmy et, le 21 septembre, abolition de la royauté, puis proclamation de la Répu-blique une et indivisible (25 septembre)
21 janvier 1793 : Exécution de Louis XVI
Mars 1793 : Soulèvement de la Vendée contre la Convention
Septembre 1793 : Loi des suspects et loi sur le maximum des prix et salaires
8 juin 1794 : Fête de l'Être suprême
27 juillet 1794 : (9 thermidor an II) Chute de Robespierre
5 octobre 1795 : (13 vendémiaire) Bonaparte écrase un soulè-vement royaliste
1796 : Bonaparte général de l'armée d'Italie
Mai 1798 – août 1799 : Bonaparte conduit l'expédition d'Égypte
9-10 novembre 1799 : (18 et 19 brumaire) Coup d'État de Bonaparte, fin du Directoire, Bonaparte premier consul
LIVRE IV
LA RÉPUBLIQUE IMPÉRIALE
1799-1920
1
LA COURSE DU MÉTÉORE
1799-1815
42
Il suffit à Napoléon Bonaparte de moins de cinq années – 1799-1804 – pour, comme il le dit, « jeter sur le sol de la France quelques masses de granit ».
Ces menhirs et ces dolmens institutionnels, du Code civil à l'Université et à la Banque de France, y demeurent souvent encore, et même quand ils ont été érodés, remodelés, parfois enfouis, les empreintes qu'ils ont laissées dans l'âme de la France sont si nettes qu'on peut dire que Napoléon Bonaparte, premier consul ou empereur, a dessiné la géographie administrative et mentale de la nation.
Certes, il a souvent utilisé les « blocs » déjà mis en place par la Révolution – les départements – et, avant elle, par des souverains qui voulaient bâtir une monarchie centralisée, absolue.
Symboliquement, dès le 19 février 1800, Bonaparte s'est d'ailleurs installé aux Tuileries.
Il y a trois consuls dans la nouvelle Constitution, mais Bonaparte est le premier ; les deux autres ne sont que les « deux bras d'un fauteuil dans lequel Bonaparte s'est assis ».
Il suffira de ces cinq années pour que le général de Brumaire devienne d'abord consul pour dix ans, puis à vie, enfin empereur, sacré par le pape Pie VII à Notre-Dame.
Mais à chaque étape de cette marche vers l'Empire – la souveraineté absolue – le peuple a été consulté par plébiscite. Et, quelles que soient les limites et les manipulations de ces scrutins, ils ont ancré dans le pays profond l'idée que le vote doit donner naissance au pouvoir, et que le suffrage populaire lui confère sa légitimité.
Le premier plébiscite – en février 1800 – rassemble 3 millions de oui et 1 562 non ; le consulat à vie est approuvé le 2 août 1802 par 3 568 885 voix contre 8 374 ; le 2 août 1804, le plébiscite en faveur de l'Empire recueille 3 572 329 voix contre 2 568 !
Sans doute, au moment du sacre, Napoléon s'est-il agenouillé devant le pape, mais le plébiscite a précédé cette « sacralisation » traditionnelle, suivie par le geste de Napoléon se couronnant lui-même et couronnant Joséphine de Beauharnais, puis prêtant serment devant les citoyens.
« Ce n'est qu'en compromettant successivement toutes les autorités que j'assurerai la mienne, c'est-à-dire celle de la Révolution que nous voulons consolider », explique-t-il.
Comme le dira une citoyenne interrogée après le sacre : « Autrefois nous avions le roi des aristocrates ; aujourd'hui nous avons le roi du peuple. »
C'est bien, dans des « habits anciens » – ceux de la monarchie, voire des empires romain ou carolingien –, un nouveau régime qui surgit et qui entend élever sur le double socle – monarchique et révolutionnaire – une nouvelle dynastie, une noblesse d'Empire rassemblée dans un ordre (celui de la Légion d'honneur), hiérarchisée (les maréchaux d'Empire), héréditaire, mais ouverte par le principe réaffirmé de l'égalité.