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Les émigrés sont amnistiés (en 1802), ils peuvent s'insérer dans les rouages du pouvoir, mais la rupture avec la monarchie d'Ancien Régime est franche et tranchée.

En septembre 1800, à Louis XVIII qui l'invite à rétablir la monarchie légitime, Bonaparte répond : « Vous ne devez pas souhaiter votre retour en France. Il vous faudrait marcher sur 100 000 cadavres. »

Et au mois de mars 1804, le duc d'Enghien, soupçonné de préparer le retour de la monarchie en prenant la tête d'un complot monarchiste (Cadoudal, les généraux Pichegru et Moreau), est enlevé dans le pays de Bade et fusillé dans les fossés de Vincennes (21 mars).

Cadoudal le Vendéen est guillotiné en place de Grève par le fils du bourreau Sanson qui avait décapité Louis XVI.

Même quand il entre dans la grande nef de Notre-Dame pour s'y faire sacrer empereur, Napoléon est l'héritier des Jacobins. Les membres de l'ordre de la Légion d'honneur, lorsqu'ils prêtent serment, s'engagent à conserver les territoires français – donc les conquêtes de la Révolution – dans leur intégrité, à défendre la propriété libérée des contraintes féodales, à reconnaître comme définitif le transfert de propriété résultant de la vente des biens nationaux et à affirmer le principe d'égalité.

Dès le lendemain du coup d'État de Brumaire, Bonaparte avait dit : « La Révolution est fixée aux principes qui l'ont commencée : elle est finie. »

« Je suis la Révolution », a même ajouté Bonaparte en commentant et assumant l'exécution du duc d'Enghien.

Mais c'est un régime original qui façonne l'âme de la France.

La consultation des citoyens par le moyen de votes successifs tamise une minorité de notables désignant les représentants des Français au Tribunat – qui discute mais ne vote pas – au Corps législatif – qui vote mais ne discute pas.

Par le jeu des plébiscites, Napoléon est formellement l'empereur des Français, alors que l'autorité vient en fait d'en haut, et non du peuple.

Mais les « apparences » démocratiques sont capitales.

L'âme de la France va s'en imprégner.

Elle y voit conforté le principe d'égalité, ressort de l'histoire nationale. Un libéral comme Benjamin Constant peut bien dire que le Consulat, puis l'Empire sont des « régimes de servitude et de silence », rappeler le rôle de la police, les nombreuses violations des droits de l'homme, la censure généralisée, le peuple mesure la différence avec l'Ancien Régime.

Le vent de l'égalité continue de souffler : chaque soldat a un bâton de maréchal dans sa giberne. Illusion, certes, mais le mirage dure, enivre l'âme de la France.

En même temps, la société s'imprègne des valeurs militaires que Napoléon Bonaparte incarne : ordre, autorité, héroïsme, gloire, nation.

Et ce régime est accepté, plébiscité.

C'est une dictature, mais le despote est éclairé. Il est homme des Lumières.

Son frère Lucien est Grand Maître du Grand Orient de France, qui regroupe alors toutes les loges maçonniques.

Quand la paix religieuse est rétablie – le concordat date du 16 juillet 1802 –, le catholicisme n'est pas décrété religion d'État, mais seulement religion de la majorité des Français. Nombreux, parmi les officiers, les voltairiens de son entourage, sont ceux qui bougonnent, mais ce compromis leur convient. Juifs et protestants trouveront d'ailleurs leur place aux côtés des catholiques sous la férule d'un empereur qui se serait fait « mahométan chez les mahométans ».

Cette pacification religieuse, qui place les Églises dans la dépendance de l'État, n'est qu'un des aspects de ce régime d'autorité et d'ordre qu'en l'espace de cinq années Napoléon Bonaparte met en place.

Banque de France, Code civil, préfets et sous-préfets, lycées, école de Saint-Cyr, réorganisation de l'Institut en quatre classes, chambres de commerce, divisions administratives, dotation à la Comédie-Française, pension de retraite des fonctionnaires, préfecture de police à Paris, organisation hiérarchisée de l'Université, Légion d'honneur : la France moderne, fille de la monarchie et de la Révolution, sort de terre.

À cela s'ajoute la gloire militaire, après que Napoléon Bonaparte a défait les Autrichiens en Italie, à Marengo (14 juin 1800).

Bataille et victoire exemplaires, puisque le mérite en revient à Desaix – qui y trouve la mort – et à Kellermann, mais dont la presse aux ordres attribue tout le mérite à Napoléon Bonaparte.

Ainsi se confirme le rôle moderne de la propagande dans le fonctionnement d'un régime qui accentue la personnalisation – les grands tableaux historiques, les images d'Épinal, figurent et diffusent sa geste héroïque – et construit ainsi la légende napoléonienne.

Elle masque les répressions et les reniements : ainsi du plus symbolique et du plus inacceptable d'entre eux, le rétablissement, le 20 mai 1802, de l'esclavage aboli par la Convention, la déportation et la mort de Toussaint-Louverture, les massacres de Noirs à Saint-Domingue.

Ou bien la surveillance policière qui, par le biais du « livret ouvrier », contrôle la population laborieuse des villes, la plus rebelle parce que ne bénéficiant pas, comme la paysannerie, du transfert de propriété, de l'abandon des droits seigneuriaux réalisés pendant la Révolution.

Le régime s'appuie ainsi sur la gloire du premier consul, la paix qu'il apporte – elle est signée avec l'Angleterre à Amiens en 1802, mais ne durera qu'un an –, le silence qu'il impose.

Il assure la protection des propriétés et la stabilité monétaire avec la création du franc germinal et la concession à la Banque de France du privilège de l'émission.

Les notables, les propriétaires et les rentiers sont satisfaits. Les formes de la politique propres à la France contemporaine se dessinent ici.

Le fonctionnement démocratique – le vote – est corseté et manipulé par le pouvoir incarné par une personnalité héroïque au-dessus des factions, des partis et des intérêts. C'est un régime de notables, de « fonctionnaires » d'autorité (militaires, préfets), auquel la paysannerie sert de base populaire. Mais Napoléon Bonaparte en est la clé de voûte.

C'est dire que cette construction politique dépend étroitement de la « gloire » du « héros », donc d'une défaite militaire ou de la disparition de la personne du consul.

Ainsi, la rumeur de la défaite et de la mort de Napoléon à Marengo ébranle tout le régime en 1800.

La création de l'Empire est une tentative pour le pérenniser.

Un député du Tribunat – Curée – déclare ainsi le 30 avril 1804 : « Il ne nous est plus permis de marcher lentement, le temps se hâte. Le siècle de Bonaparte est à sa quatrième année ; la Nation veut qu'un chef aussi illustre veille sur sa destinée. »

Napoléon Bonaparte est sacré empereur des Français le 2 décembre 1804.

Mais la course d'un météore ne peut que s'accélérer.

43

En cinq nouvelles années, de 1804 à 1809, Napoléon plonge l'âme de la France dans l'ivresse de la légende. Et durant deux siècles la nation titubera au souvenir de ce rêve de grandeur qui a le visage des grognards d'Austerlitz, d'Iéna, d'Auerstaedt, d'Eylau et de Friedland.

Napoléon entre et couche dans les palais de Vienne, de Berlin, de Varsovie, de Madrid, de Moscou. Il est le roi des rois.

À Milan, il s'est fait couronner roi d'Italie. Son frère Joseph est roi de Naples avant d'être roi d'Espagne. Son frère Louis est roi de Hollande. Sa sœur Elisa est princesse de Lucques. Les maréchaux d'Empire deviennent à leur tour rois selon le bon plaisir de l'Empereur.