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Ses soldats sont à Lisbonne et sur les bords du Niémen. Ils occupent Naples et Rome.

Cette légende napoléonienne n'imprègne pas seulement la France, elle bouleverse l'Europe, dont elle modifie l'équilibre et change l'âme.

La Grande Armée apporte dans ses fontes le Code civil, mais aussi les semences de la révolte contre cette France impériale qui annexe et qui s'institue, de la Russie au Portugal, maîtresse du destin des peuples.

Or ceux-ci, de Madrid à Berlin, du Tyrol à Naples, affirment leur identité.

Fichte écrit ses premiers Discours à la nation allemande (1807) et Goya peint les insurgés qui, el dos y el tres de Mayo – les 2 et 3 mai 1808 –, attaquent les troupes françaises à Madrid, puis dans toute l'Espagne et sont réprimés.

De 1804 à 1809 s'esquisse l'Europe du xixe siècle et de la plus grande partie du xxe, dans laquelle les nations, nouant et dénouant leurs alliances, s'affrontent dans des guerres dont ces cinq années napoléoniennes auront été les ferments.

L'âme même de la France est profondément modelée par cette période où se fixent son destin, celui de l'Empire napoléonien et le regard que ce pays porte sur lui-même et sur l'Europe.

Car on n'est pas impunément la nation dont les soldats ont vu se lever le soleil d'Austerlitz le 2 décembre 1805.

D'abord, cette nation s'imprègne des valeurs d'autorité.

Le régime n'est pas seulement cet Empire plébiscitaire où l'égalité et les bouleversements produits par la Révolution sont admis, « codifiés ».

Il est aussi une dictature militaire, avec son catéchisme impérial, son université impériale, ses lycées qui marchent au tambour (1 700 bacheliers en 1813), sa noblesse d'Empire (1808).

La France voit ainsi se poursuivre la tradition d'une monarchie absolue, centralisée.

Le contrôle de tous les rouages de la nation est même plus pointilleux, plus efficace, plus « bureaucratique » qu'il n'était au temps des monarques légitimes, quand le pays restait souvent « un agrégat inconstitué de peuples désunis ».

Napoléon, empereur « jacobin », régente toutes les institutions. Il a ses préfets, ses évêques, ses gendarmes, sa Légion d'honneur, son Code civil et sa Cour des comptes (1808) pour tenir toute la nation serrée.

Il promeut aux « dignités impériales ». Il dote les siens. Car l'Empire des Français entend bien devenir celui d'une dynastie.

Dès 1807, on s'inquiète, dans l'entourage de Napoléon, de sa descendance. On songe au divorce de l'Empereur d'avec Joséphine de Beauharnais, incapable de donner naissance à un fils.

Napoléon a marié son frère Louis, roi de Hollande, à Hortense de Beauharnais, fille de Joséphine, et en 1808 naîtra de cette union Louis-Napoléon, futur Napoléon III, qui régnera jusqu'en 1870.

À cette réalité dynastique, on mesure le prolongement, durant tout le xixe siècle français, de ce qui s'est joué au cours de ces années légendaires.

Napoléon renforce – aggrave – les traits de la monarchie, qu'il associe à l'héritage révolutionnaire. Et toutes les intrigues de la Cour, les pathologies politiques liées au pouvoir d'un seul, s'en trouvent soulignées.

Car Napoléon a la vigueur brutale d'un fondateur de dynastie. C'est un homme d'armes. Il a conquis son pouvoir par l'intrigue et le glaive, non par la naissance.

Il est vu et se voit comme un « homme providentiel », une sorte de substitut laïque – même s'il a été sacré par le pape – au monarque de droit divin.

Dans son entourage, il y a d'ailleurs des régicides.

Ainsi ce Fouché, homme de toutes les polices, auquel Napoléon reproche de susciter rumeurs et intrigues. Ou bien ce Talleyrand qui a célébré comme évêque d'Autun la fête de la Fédération (14 juillet 1790) et que, publiquement, l'Empereur rudoie :

« Vous êtes un voleur, un lâche, un homme sans foi ! Vous avez toute votre vie trompé, trahi tout le monde. Je vous ai comblé de biens et il n'y a rien dont vous ne soyez capable contre moi. Vous mériteriez que je vous brisasse comme du verre, j'en ai le pouvoir, mais je vous méprise trop pour en prendre la peine. Oh, tenez, vous êtes de la merde dans un bas de soie » (janvier 1809).

Après la longue durée monarchique et la période sanglante de la Révolution, ces années napoléoniennes achèvent d'éclairer la nation sur la nature du pouvoir politique.

Elle en mesure l'importance et en même temps s'en méfie. Elle s'en tient à distance tout en rêvant à l'homme placé par le destin au-dessus des autres et qui, un temps, est capable de l'incarner, elle.

Elle rejette et méprise ceux qui grouillent et grenouillent autour de lui. Elle n'est pas dupe du pouvoir, qu'il se présente comme monarchique ou révolutionnaire.

Mais elle continue d'espérer en l'homme providentiel capable de résoudre ses contradictions, de la porter un temps au-dessus d'elle-même, dans l'éclat de sa gloire.

Napoléon conforte ce penchant national.

Il l'encourage par une propagande systématique.

Les Bulletins de la Grande Armée (le premier date d'octobre 1805) rapportent ses exploits, reconstituent les batailles pour en faire autant de chapitres de la légende.

Le 30 décembre 1805, le Tribunat lui décerne le titre de Napoléon le Grand. On fête le 15 août la Saint-Napoléon. On célèbre ses victoires par des Te Deum et des salves de canons. On édifie des arcs de triomphe à sa gloire.

Car la réalité quotidienne de ces années, c'est la guerre dans toute l'Europe.

Les coalitions anti françaises se succèdent, rassemblant, selon les séquences, l'Autriche, la Russie ou la Prusse autour de la clé de voûte qu'est l'Angleterre.

Ainsi se dessine une géopolitique européenne qui perdurera et dont Napoléon est à la fois l'héritier et le concepteur.

L'âme de la France en épouse les contours.

Il y a l'Angleterre, qu'on ne peut conquérir (le 21 octobre 1805, Trafalgar a vu le naufrage de la flotte franco-espagnole). Elle est l'organisatrice de la résistance à cet effort d'unification du continent européen qu'est aussi la conquête impériale. Que Londres rallie la totalité des puissances européennes ou seulement quelques-unes, son dessein reste inchangé : réduire les ambitions françaises, empêcher la création du Grand Empire, s'appuyer sur l'Autriche, la Prusse, la Russie.

À rebours, Napoléon s'efforce de détacher l'une ou l'autre de ces puissances de la coalition anglaise.

Il annexe. Il se fait roi d'Italie. Il couronne ses frères. Il est le protecteur de la Confédération du Rhin. Il songe déjà à un mariage avec une héritière des Habsbourg pour renouer avec la tradition monarchique de l'alliance avec Vienne.

Le 21 novembre 1806, à Berlin, il décrète que les îles Britanniques sont en état de blocus. Et ce Blocus continental – interdiction à l'Angleterre de vendre ou d'importer, saisie de ses navires et des bâtiments qui commercent avec elle – contient le principe d'une guerre infinie, puisque, pour être efficace, la mesure doit s'appliquer à toute l'Europe, au besoin par la force.

Réciproquement, l'Angleterre ne peut accepter l'existence de cet Empire continental qui menace sa suprématie commerciale et diplomatique.

De même, les puissances monarchiques européennes – de plus en plus soutenues par une opinion qui découvre la nation, le patriotisme – ne peuvent admettre cet empereur qui chevauche la Révolution et diffuse un Code civil, un esprit des Lumières sapant l'autorité des souverains.

La guerre est donc là, permanente, grande consommatrice d'hommes et de capitaux, modelant l'âme de la France, valorisant l'héroïsme, le « militaire » plutôt que le « marchand », « brutalisant » la France et l'Europe.