C'est un engrenage où il faut non point de « l'humeur et des petites passions, mais des vues froides et conformes à sa position ».
Dès lors, l'inspiration « révolutionnaire » de l'Empire napoléonien cède la place aux exigences géopolitiques. L'idée s'impose que l'on pourrait contrôler l'Europe continentale en la serrant entre les deux mâchoires d'une alliance franco-russe.
Après Eylau et Friedland (1807), Napoléon rencontre le tsar Alexandre au milieu du Niémen et signe avec lui le traité de Tilsit (1807).
Ainsi naît une « tradition » diplomatique liant Paris à Saint-Pétersbourg, fruit de l'illusion plus que de la réalité.
Mais il faut aussitôt courir à l'autre bout de l'Europe parce que le Portugal est une brèche dans le Blocus continental, qu'il convient de refermer.
Les troupes françaises s'enfoncent en Espagne, dont Lucien Bonaparte devient roi, mais le peuple espagnol se soulève.
La France n'est plus la libératrice qui porte l'esprit des Lumières, mais fait figure d'Antéchrist.
« De qui procède Napoléon ? interroge un catéchisme espagnol. De l'Enfer et du péché ! »
Ainsi se retourne l'image de la France, nation tantôt admirée, tantôt haïe.
Ce sont ses soldats, parfois des anciens de Valmy, devenus fusilleurs, que Goya peint dans Les Horreurs de la guerre.
44.
Cinq années encore – 1809-1814 –, et la course du météore Napoléon s'arrête.
Les « alliés » – Russes, Autrichiens, Prussiens – entrent dans Paris. Le 31 mars, une foule parisienne – des royalistes – acclame le tsar Alexandre : « Vive Alexandre ! Vivent les Alliés ! » On embrasse ses bottes.
Quelques jours plus tard, le 20 avril, après avoir abdiqué, Napoléon s'adresse à sa Garde.
Les mots sonnent comme une tirade d'Edmond Rostand, ils s'inscrivent dans la mémoire collective, reproduits par des millions d'images d'Épinal montrant les grognards en larmes écoutant leur chef.
Le météore s'est immobilisé, mais la légende s'amplifie, envahit l'âme de la France, répète les mots de l'Empereur :
« Soldats de ma vieille Garde, je vous fais mes adieux. Depuis vingt ans, je vous ai trouvé constamment sur le chemin de l'honneur et de la gloire.
« Avec des hommes tels que vous, notre cause n'était pas perdue, mais la guerre était interminable : c'eût été la guerre civile, et la France n'en serait devenue que plus malheureuse. J'ai donc sacrifié tous nos intérêts à ceux de notre patrie.
« Je pars. Vous, mes amis, continuez à servir la France. Je voudrais vous presser tous sur mon cœur ; que j'embrasse au moins votre drapeau !
« Adieu encore une fois, mes chers compagnons ! Que ce dernier baiser passe dans vos cœurs ! »
Napoléon échappe ici à l'histoire pour entrer dans le mythe. Mais c'est l'histoire qui, au jour le jour de ces cinq dernières années, l'a vaincu.
Pourtant, la légende est si puissante, si consolante, que l'âme de la nation aura de la peine à reconnaître que, contre la France, ce sont les peuples d'Europe qui se sont dressés.
En Espagne, la guérilla ne cesse pas.
Pour obtenir la reddition de Saragosse, « il a fallu conquérir la ville maison par maison, en se battant contre les hommes, les femmes et les enfants » (février 1809).
En Autriche, un jeune patriote, Friederich Staps, tente à Schönbrunn d'assassiner l'Empereur, qui s'étonne : « Il voulait m'assassiner pour délivrer l'Autriche de la présence des Français » (octobre 1809).
Les victoires des armées impériales (Eckmühl, Essling, Wagram) ne peuvent contenir ce mouvement patriotique qui embrase l'Europe contre la France impériale.
Sous la conduite d'Andreas Hofer, les Tyroliens se soulèvent. Hofer est fusillé. La résistance persiste, encouragée par l'Angleterre, l'Autriche, la Prusse, la Russie.
Les annexions françaises – la Hollande est rattachée à l'Empire, tout comme la Catalogne, Brême, Lübeck, Hambourg, le duché d'Oldenburg, les États de l'Église – ne renforcent pas l'Empire, mais, au contraire, créent de nouvelles oppositions.
La Russie, dont Napoléon espérait faire un partenaire, rejoint les coalisés.
L'Europe des nations refuse l'Empire napoléonien, qui reste, aux yeux des souverains, une excroissance de la Révolution.
Napoléon n'était qu'un Robespierre à cheval !
Là gît la contradiction majeure de la politique impériale. Elle explique pour une part la place de la légende napoléonienne dans l'âme de la France. On oublie les peuples dressés contre la nation révolutionnaire pour ne retenir que la guerre que lui font les rois.
De fait, Napoléon a tenté de mettre fin à la guerre en concluant le traité de Tilsit avec le tsar, ou par son mariage avec Marie-Louise d'Autriche (1810). Cette union entre l'ancien général – arrêté en 1794 pour robespierrisme – et la descendante des Habsbourg est un acte symbolique de Napoléon pour devenir un « souverain comme les autres », peut-on dire, dans la lignée d'un Louis XVI époux de Marie-Antoinette d'Autriche !
Comme il le déclarera à Metternich, Napoléon espère ainsi « marier » les « idées de mon siècle et les préjugés des Goths », l'empereur des Français issu de la Révolution et la fille de l'empereur d'Autriche.
Ce « mariage » échouera.
La légende réduit à une déception amoureuse ce qui est l'échec d'un compromis politique.
L'Europe monarchique – soutenue par ses peuples dressés contre les armées françaises – se refuse à reconnaître la dynastie napoléonienne. Elle veut briser en Napoléon la Révolution française. L'Autriche elle-même entrera dans la coalition antifrançaise en 1813.
Quant à l'Angleterre, elle poursuit son objectif particulier : empêcher la constitution de l'Empire continental, l'unité de l'Europe sous direction française.
Napoléon est ainsi contraint à la guerre, puisque ce que l'Angleterre et l'Europe monarchique recherchent, c'est non pas un compromis, mais sa capitulation, laquelle serait, plus que la défaite de sa dynastie, celle de la Révolution.
Mais la guerre incessante sape les bases de sa popularité et mine la situation de la nation. Crise financière et crise industrielle affaiblissent le pays en 1811. Il suffit d'une mauvaise récolte, en 1812, pour que le prix du blé augmente, pour que dans de nombreux départements on revive une « crise des subsistances », avec ses conséquences : attaque de convois de grains, émeutes.
Et ce ne sont pas les distributions quotidiennes et gratuites de soupe qui les font cesser, mais une répression sévère qui se solde par de nombreuses exécutions.
Cependant, la guerre ne peut être arrêtée.
Elle s'étend au contraire à la Russie, qui ne respecte pas le Blocus continental et exige l'évacuation de l'Allemagne par les troupes françaises.
Cette campagne de Russie, qui s'ouvre le 24 juin 1812, porte à incandescence toutes les contradictions de la politique napoléonienne.
L'Empereur se heurte à une résistance nationale exaltée par le tsar :
« Peuple russe, plus d'une fois tu as brisé les dents des lions et des tigres qui s'élançaient sur toi, écrit le souverain russe dans une adresse à ses sujets.
« Unissez-vous, la croix dans le cœur et le fer dans la main... Le but, c'est la destruction du tyran qui veut détruire toute la terre.
« Que partout où il portera ses pas dans l'empire, il vous trouve aguerris à ses fourberies, dédaignant ses mensonges et foulant aux pieds son or ! »
Napoléon entre dans Moscou, mais n'a pas osé proclamer l'abolition du servage qui eût pu, peut-être, lui rallier les paysans. Il fait désormais partie de la « famille des rois », et se refuse à provoquer « l'anarchie ».
Mais ses difficultés, son éloignement, sa retraite – il franchit la Bérézina le 29 novembre 1812 –, fragilisent son régime au point qu'un complot, celui du général Malet, se développe à Paris. On tente de s'emparer du pouvoir en prétextant la mort de l'Empereur.