Quand il déclare, parlant de Decazes : « Les pieds lui ont glissé dans le sang », Chateaubriand exprime l'état d'esprit ultra, mettant en accusation les « modérés », les royalistes tentés par le libéralisme.
« Ceux qui ont assassiné monseigneur le duc de Berry, poursuit-il, sont ceux qui, depuis quatre ans, établissent dans la monarchie des lois démocratiques, ceux qui ont banni la religion de ses lois, ceux qui ont cru devoir rappeler les meurtriers de Louis XVI, ceux qui ont laissé prêcher dans les journaux la souveraineté du peuple et l'insurrection. »
La mort de Louis XVIII en 1824, le sacre de Charles X à Reims en 1825, creusent encore le fossé entre les « deux France ».
La répression des menées jacobines et bonapartistes (exécution en 1827 des quatre sergents de La Rochelle qui ont comploté contre la monarchie), les nouvelles lois électorales – un double vote est accordé aux plus riches des électeurs –, révoltent la partie de l'opinion qui reste attachée au passé révolutionnaire et napoléonien.
Elle ne peut accepter le gouvernement du duc de Polignac, constitué en août 1829, au sein duquel se retrouvent le maréchal Bourmont et La Bourdonnais.
Une nostalgie patriotique l'habite. Elle a été émue par la mort de Napoléon à Sainte-Hélène, le 5 mai 1821.
Elle lit le Mémorial de Sainte-Hélène, publié en 1823, qui connaît d'emblée un immense succès. À gauche, l'historien Edgar Quinet peut écrire :
« Lorsque, en 1821, éclata aux quatre vents la formidable nouvelle de la mort de Napoléon, il fit de nouveau irruption dans mon esprit... Il revint hanter mon intelligence, non plus comme mon empereur et mon maître absolu, mais comme un spectre que la mort a entièrement changé... Nous revendiquions sa gloire comme l'ornement de la liberté. »
Et Chateaubriand de noter lucidement :
« Vivant, Napoléon a manqué le monde ; mort il le conquiert. »
Dans ce climat, le ministère Polignac-Bourmont-La Bourdonnais apparaît comme une provocation ultraroyaliste.
Il manifeste la fusion qui s'opère dans les esprits entre les Bourbons, l'étranger et donc la trahison, et, réciproquement, entre leurs adversaires et le patriotisme. Dès lors, le pouvoir royal n'est plus légitime, et rejouent toutes les passions de la période révolutionnaire.
Le Journal des débats écrit ainsi : « Le lien d'amour qui unissait le peuple au monarque est brisé. »
Quelques jours plus tard, Émile de Girardin ajoute : Polignac est « l'homme de Coblence et de la contre-révolution ». Bourmont est le déserteur de Waterloo et La Bourdonnais, le chef de la « faction de 1815, avec ses amnisties meurtrières, ses lois de proscription et sa clientèle de massacreurs méridionaux »... « Pressez, tordez ce ministère – Coblence, Waterloo, 1815 –, il ne dégoutte qu'humiliation, malheurs et chagrins ! »
Bertin l'aîné, propriétaire du Journal des débats, sera condamné à six mois de prison pour la publication de ces articles.
La réaction se déploie : la pièce de Victor Hugo, Marion Delorme, est interdite, et une commission examine les cours donnés par Guizot et Victor Cousin.
L'affrontement avec le pouvoir est proche.
Le 3 janvier 1830, Thiers, Mignet et Armand Carrel fondent le journal Le National.
On mesure alors combien le patriotisme est le ressort de l'opposition.
C'est la question nationale qui met l'âme française en révolte.
Mais la confrontation est en fait limitée à Paris.
La France paysanne reste calme, presque indifférente à ces déchaînements politiques qui, s'ils vont prendre la forme de journées révolutionnaires – les 27, 28 et 29 juillet 1830 –, et, à ce titre, s'inscrivent dans la « mythologie révolutionnaire », marquent davantage un glissement de pouvoir qu'une profonde rupture.
Les acteurs de ces journées de juillet ne sont en effet qu'une minorité, une nouvelle génération romantique (la « bataille » d'Hernani est de 1830, et c'est cette année-là que Stendhal écrit Le Rouge et le Noir). Les inspirateurs politiques sont des « libéraux » (Thiers, La Fayette, Guizot) qui vont réussir à imposer leur candidat au trône : Louis-Philippe d'Orléans.
Ils réalisent ainsi avec le fils ce que d'autres « modérés » (déjà La Fayette) avaient tenté, en 1790-1791, avec le père, Philippe Égalité.
Ils veulent instaurer une monarchie constitutionnelle qui arborera les trois couleurs. Le monarque sera un roi citoyen.
Le peuple, utilisé et dupé, doit se contenter de cette mutation politique qui ne change rien à sa condition.
Après ces « trois glorieuses » journées de juillet 1830, Stendhal écrira :
« La banque est à la tête de l'État, la bourgeoisie a remplacé le faubourg Saint-Germain, et la banque est la noblesse de la classe bourgeoise. »
Et le banquier Laffitte de conclure : « Le rideau est tombé, la farce est jouée. »
Mais, dans la mémoire de la nation – dans l'âme de la France –, ces journées de 1830 sont l'un des maillons qui confortent et enrichissent la légende de la France révolutionnaire dont Paris, qui s'est couvert de six mille barricades, est le cœur.
Une source qui n'est pas tarie peut jaillir à nouveau avec d'autant plus de force qu'elle a été détournée, contenue.
47.
Dans ce deuxième tiers du xixe siècle, l'histoire de France semble bégayer.
Paris a pris les armes en juillet 1830 pour chasser Charles X et les légitimistes, mais en février 1848 les émeutiers parisiens contraignent les orléanistes et Louis-Philippe, vainqueurs en 1830, à l'exil.
Par leur éclat symbolique – Paris se couvre de barricades, Paris s'insurge, Paris compte ses morts et les charge sur les tombereaux, allumant partout dans la capitale l'incendie de la révolte –, ces journées révolutionnaires qui voient surgir puis disparaître la monarchie bourgeoise de Louis-Philippe marquent l'importance, pour le destin français, de ces dix-huit années.
Car ce qui s'est scellé, entre 1830 et 1848, c'est le sort final de la monarchie.
Les journées de 1830 ont signé l'échec du retour à l'Ancien Régime, tenté avec plus ou moins de rigueur par Louis XVIII et Charles X.
Mais la France ne veut ni d'une charte octroyée, ni d'un roi sacré à Reims, ni d'un drapeau à fleurs de lys cachant sous ses plis le tricolore de Valmy et d'Austerlitz.
Les monarchistes partisans d'une royauté constitutionnelle l'ont compris. Ce sont eux qui provoquent, puis confisquent, les journées révolutionnaires de juillet 1830.
Ces idéologues – des historiens (Guizot, Thiers, Mignet) et des banquiers (Laffitte, Perier) – veulent renouer avec la « bonne Révolution », celle des années 1790-1791, quand les modérés espéraient stabiliser la situation et instaurer avec Louis XVI une monarchie constitutionnelle.
Leur grand homme, le garant militaire de leur tentative, leur glorieux porte-drapeau, c'était La Fayette, et c'est encore lui qui, en juillet 1830, présente à la foule le « roi patriote », Louis-Philippe.
Cette monarchie-là se drape dans le bleu-blanc-rouge.
Si elle parvient à s'enraciner, alors le sillon commencé avec la fête de la Fédération en 1790, puis interrompu par la Terreur et détourné au profit de Bonaparte, pourra enfin être continué.
Thiers, Guizot, qui gouverneront si souvent de 1830 à 1848, rêvent de ce pouvoir à l'anglaise, avec des Chambres élues au suffrage censitaire, un roi qui règne mais ne gouverne pas.
Malheureusement pour eux, Louis-Philippe veut régner et ne joue pas le jeu du Parlement.
Certes, le « roi citoyen » rompt avec l'idée d'un retour à l'Ancien Régime. Cela suffit d'ailleurs à dresser contre lui tous les monarchistes légitimistes.