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« Il se répand peu à peu, dans le sein des opinions des classes ouvrières, des idées qui ne visent pas seulement à renverser telles lois, tel ministère, tel gouvernement, mais la société même, à l'ébranler des bases sur lesquelles elle repose aujourd'hui. »

Et d'ajouter :

« Le sentiment de l'instabilité, ce sentiment précurseur des révolutions, existe à un degré très redoutable dans ce pays. »

Si la situation est à ce point menaçante en janvier 1848, c'est que, tout au long de ces dix-huit années, le mouvement républicain, social et révolutionnaire s'est renforcé.

D'abord, les émeutes parisiennes – mais la révolte des canuts de 1831 a déjà fissuré à elle seule la société – naissent du sentiment que les protagonistes des journées de juillet 1830 ont été bernés, spoliés de leur victoire.

Cette manipulation politique réussie par Thiers, La Fayette et Louis-Philippe conforte l'opinion « avancée » dans l'idée que les « élites » trompent le peuple et se jouent de lui. Qu'à l'hypocrisie de la politique il faut opposer la brutale « franchise » de l'insurrection armée.

En 1831, 1832, 1834, puis en 1839, des groupes d'insurgés dressent des barricades à l'occasion de l'enterrement d'un général républicain (Lamarque, juin 1832) ou pour tenter de s'emparer de l'Hôtel de Ville de Paris en 1839 (Blanqui et Barbès).

Paris est le creuset où, émeute après émeute, se perpétue et se forge la légende révolutionnaire.

C'est le temps de la « grandeur de l'idéologie » (Fourier, Proudhon, Pierre Leroux), de l'alliance des révolutionnaires avec certains écrivains (Sue, Hugo, Sand, Lamartine).

Les opinions sont radicales : « La propriété c'est le vol », décrète Proudhon. Mais le mouvement insurrectionnel et politique reste faible. La répression conduite par Thiers ou Guizot est implacable : un « massacre » est perpétré rue Transnonain, le 14 avril 1834, par Bugeaud, qui plus tard sera gouverneur de l'Algérie (1840).

On voit ainsi s'entrelacer en des nœuds complexes mais serrés les traditions révolutionnaires, le recours à la violence, le rôle de Paris, la liaison entre républicains et ouvriers (surtout parisiens). Et, malgré le recours à la force armée, la monarchie constitutionnelle paraît de plus en plus incapable de contrôler une situation qui inquiète les possédants.

Depuis 1836, un Bonaparte s'est campé dans le paysage politique. Ce Louis Napoléon, neveu de l'Empereur, a tenté un coup de force à Strasbourg (1836), un autre à Boulogne (1840). Emprisonné, il s'évade du fort de Ham en 1846.

On voit ainsi réapparaître l'un des quatre modèles institutionnels de la France du xixe siècle. Louis Napoléon Bonaparte propose en effet une « synthèse » :

« L'esprit napoléonien peut seul concilier la liberté populaire avec l'ordre et l'autorité », dit-il.

Il publie De l'Extinction du paupérisme (1844) :

« La gangrène du paupérisme périrait avec l'accès de la classe ouvrière à la prospérité », y affirme-t-il.

S'esquisse là, adossé à la légende napoléonienne, un « national-populisme » autoritaire, incarné mais recherchant le sacre du peuple et non d'abord la légitimité par la filiation dynastique, même si elle tient lieu de point d'appui essentiel.

La situation du pays est incertaine.

« Il se dit que la division des biens jusqu'à présent dans le monde est injuste..., que la propriété repose sur des bases qui ne sont pas des bases équitables, note Tocqueville. Et ne pensez-vous pas que quand de telles opinions descendent profondément dans les masses, elles amènent tôt ou tard les révolutions les plus redoutables ? »

Or, pour y faire face, le national-populisme autoritaire n'est-il pas mieux armé que la monarchie constitutionnelle ?

On se souvient de Bonaparte brandissant le glaive de la force et de la loi contre tous les fauteurs de désordre, garantissant les fortunes à la fois contre les partisans de l'Ancien Régime et les jacobins.

Ainsi resurgit de la mémoire française cette solution « bonapartiste », puisque la monarchie constitutionnelle est un système « bloqué », freiné sur la voie parlementaire par l'autoritarisme du monarque – ce qui déçoit ses partisans modérés – et incapable de se doter d'un soutien populaire.

Il n'y a plus alors que deux issues : la république ou le bonapartisme.

La crise que provoque le doublement du prix du pain à la suite des mauvaises récoltes de 1846 est donc essentiellement politique : face à la montée des oppositions, le pouvoir refuse d'ouvrir le « système », de faire passer le nombre des électeurs de 240 000 à 450 000.

Il se coupe ainsi de ceux (Thiers) qui souhaitent élargir la base de la monarchie constitutionnelle pour la préserver, cependant que ses adversaires républicains et révolutionnaires, de leur côté, se renforcent. Presse « communiste », troubles dans les villes ouvrières, émeutes de la misère : les signes de tension se multiplient.

Des anciens ministres sont accusés de concussion. Un modéré – Duvergier de Hauranne – peut écrire :

« Tous ces scandales, tous ces désordres, ne sont pas des accidents, c'est la conséquence nécessaire, inévitable, de la politique perverse qui nous régit, de cette politique qui, trop faible pour asservir la France, s'efforce de la corrompre. »

Dès le mois de janvier 1847, une « campagne de banquets » mobilise l'opinion modérée sur le thème des « réformes ». L'un de ces banquets, prévu à Paris le 14 février 1848, est interdit. Un manifeste réformiste est lancé.

Il ne s'agit pas de renverser Louis-Philippe, mais de le contraindre à renvoyer Guizot, à élargir le corps électoral, à donner vigueur et perspective à la monarchie constitutionnelle.

Mais Paris, quand il voit les corps des manifestants tués au cours d'une fusillade avec la troupe, s'enflamme.

La ville est celle des minorités révolutionnaires. Ce sont elles qui agissent, débordant les réformistes.

L'Hôtel de Ville est envahi. Lamartine et les manifestants proclament la république le 24 février.

Ce qui avait été manqué en juillet 1830 réussit en février 1848. Par un bel effet d'éloquence, Lamartine parvient à faire écarter le drapeau rouge que les manifestants voulaient d'abord imposer à « leur » république. Elle restera « tricolore ». Mais on mesure, à l'ambiguïté et à la complexité de ces événements, que rien n'est tranché.

La révolution de Février n'est qu'une émeute de plus qui a réussi. Ce succès est dû au fait que la France rurale est restée passive, que les forces de l'ordre ont été hésitantes, et que l'assise sociale et politique du pouvoir s'est divisée.

Dans le même temps, cette « révolution » entre dans le légendaire national. La république et la révolution sont associées dans la reconstruction de l'événement. Dans cette « imagerie », il a suffi au peuple de se révolter, de dresser des barricades dans Paris, pour l'emporter sur le pouvoir.

48.

Quel peut être le destin de cette république officiellement proclamée le 26 février 1848 et née d'une révolution ambiguë ?

Elle est la deuxième, et elle fait resurgir tous les souvenirs de la Grande Révolution et de la Ire République, celle de 1792. Mais son sort sera scellé avant la fin de l'année, puisque le 10 décembre 1848 Louis-Napoléon Bonaparte en sera élu président par 5 434 000 voix.

Les autres candidats, – Cavaignac, Ledru-Rollin, Raspail et Lamartine – rassemblent respectivement 1 448 000, 371 000, 37 000, et, pour le dernier, Lamartine, le héros de Février, celui qui a réussi à maintenir le drapeau tricolore... 8 000 voix !

C'est une période charnière que ces dix mois de l'année 1848.