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Ils dessinent une fresque politique qui sera souvent copiée dans l'histoire nationale, parce qu'elle met en jeu des forces et des idées qui resteront à l'œuvre durant le reste du xixe et tout le xxe siècle.

Au cours de ces dix mois, les illusions de Février sont déchirées.

Deux mesures capitales permettent ce retour à la réalité.

D'abord, sous la pression populaire, et parce qu'il faut bien satisfaire ces ouvriers, ces partisans de la république sociale qui, armés, manifestent, le gouvernement crée pour les chômeurs des ateliers nationaux.

Les chômeurs y percevront un salaire.

L'État prend ainsi en charge l'assistance sociale, en même temps que des lois fixent la durée quotidienne maximale du travail à dix heures à Paris, à onze heures en province, puis à douze heures sur l'ensemble du territoire national.

Il faut payer ces « ouvriers » qu'on n'emploie guère et qui deviennent une masse de manœuvre réceptive aux idées « socialistes » ou bonapartistes.

C'est en même temps un abcès de fixation. Il suffira de le vider pour que soit brisée l'avant-garde, écho de ce « printemps des peuples » qui fait souffler le vent de la révolution sur l'Europe entière.

La seconde mesure, décisive, est l'instauration, le 5 mars 1848, du suffrage universel (masculin).

Le droit de vote est accordé à tous les Français dès lors qu'ils ont atteint vingt et un ans.

Innovation capitale qui va devenir le patrimoine de toute la nation.

Mesure anticipatrice, comparée aux régimes électoraux en vigueur dans les autres nations européennes.

Au lieu de 250 000, la France compte désormais dix millions d'électeurs, dont les trois quarts sont des paysans et plus de 30%, des illettrés.

Les « révolutionnaires », les « républicains avancés », qui se proclament l'« avant-garde », comprennent que le suffrage universel va se retourner contre eux.

Ils connaissent le conservatisme des campagnes, le poids des notables sur les paysans, le rôle qu'y joue l'Église.

Ils manifestent donc à Paris pour tenter de faire reculer la date des élections.

Paradoxe : le peuple est craint par ceux qui prétendent défendre ses intérêts.

Le suffrage universel devient l'arme des « conservateurs » contre les « progressistes » !

Les élections sont fixées au 25 avril 1848, malgré les manifestations des « révolutionnaires ». Et les « modérés » peuvent brandir devant les électeurs rassemblés le « spectre rouge », la menace des « partageux », celle de la dictature et du retour de la Terreur, comme en 1793-1794.

L'Assemblée constituante élue ne compte qu'une centaine de « socialistes » sur près de neuf cents sièges. La République a accouché d'une Assemblée conservatrice et orléaniste. Le pouvoir exécutif se donne pour chef le général Cavaignac, et des scrutins complémentaires permettent la désignation de Thiers, de Proudhon et de... Louis Napoléon Bonaparte.

Cette Assemblée régulièrement élue au suffrage universel représentant, contre les minorités révolutionnaires, le « pays réel », peut, maintenant qu'elle détient le pouvoir légal, supprimer les ateliers nationaux – pourquoi verser un franc par jour à des chômeurs ? –, viviers de la contestation, symboles d'une république sociale dont la France ne veut pas.

L'annonce de la fermeture des ateliers – les ouvriers n'ont le choix qu'entre le licenciement, le départ vers la Sologne pour assécher les marais et l'engagement dans l'armée – provoque l'émeute.

Ces journées de juin 1848 – du 22 au 26 – sont une véritable guerre sociale, opposant l'est de Paris, qui se couvre de barricades, et le Paris de l'Ouest, d'où partent les troupes de ligne.

Celles-ci vont perdre un millier d'hommes, contre 5 000 à 15 000 chez les insurgés, fusillés le plus souvent. Quinze mille prisonniers seront déférés à des conseils de guerre, déportés en Algérie (5 000), les autres étant emprisonnés au terme de ces « saturnales de la réaction » (Lamennais).

« Les atrocités commises par les vainqueurs me font frémir », écrit Renan.

En même temps, les libertés – accordées en février – sont rognées : « Silence aux pauvres ! » lance encore Lamennais.

Pourtant, en août, on vote – toujours au suffrage universel – pour élire les conseils généraux, d'arrondissement et municipaux.

Le peuple s'exprime, apprend à choisir, à peser par le scrutin sur les décisions.

Ambiguïté de cette République qui massacre ceux qui veulent aller au-delà des limites fixées par les notables, mais qui apprend au peuple les règles de la démocratie !

Ainsi se façonne l'âme française.

Les « prolétaires », les révolutionnaires, mesurent que la république aussi peut être conservatrice et durement répressive. Leur méfiance envers le suffrage universel s'accroît. Ils découvrent le Manifeste du parti communiste, publié par Marx et Engels à Londres le 24 février 1848.

Ils vont se persuader que les « avant-gardes » doivent choisir pour le peuple, y compris même contre les résultats du suffrage universel.

Et ce d'autant plus que, aux élections du 10 décembre 1848, Louis Napoléon Bonaparte écrase tous les autres candidats, à commencer par le général « républicain » Cavaignac, qui a conduit la répression de juin.

En un tiers de siècle, de 1815 à 1848, les Français ont donc vu se succéder à la tête de la nation une monarchie légitimiste, une monarchie constitutionnelle, une république dont le président est un Bonaparte, neveu de l'empereur Napoléon Ier !

Les Français ont voulu ces changements ou les ont laissé faire. Ils ont usé de la violence ou du bulletin de vote pour les susciter.

Mais ceux qui ont pris part aux journées révolutionnaires n'ont représenté que des minorités.

Rien de comparable au mouvement qui avait embrasé le pays en 1789 et l'avait soulevé en 1792.

Peu à peu, acquérant une expérience politique qu'aucun autre peuple au monde ne possède à un tel degré, et qui fait de la France la nation politique par excellence, la majorité des Français aspire en fait à la paix civile.

Dans ses profondeurs, le peuple a découvert que le vote peut être un moyen pacifique de changer les choses, lentement et sans violences.

Ainsi, cette nation révolutionnaire qui périodiquement dresse dans Paris des barricades est aussi désireuse d'ordre.

Elle continue d'osciller, comme si après la gigantesque poussée révolutionnaire de 1789 elle n'avait pas encore recouvré son équilibre. Les journées d'émeutes – les révolutions – se répètent, les régimes se succèdent, mais, dans le même temps, elle ne souhaite plus retomber dans les violences généralisées.

À Paris, grand théâtre national, elle met en scène la révolution comme pour se souvenir de ce qu'elle a vécu.

Puis elle interrompt le spectacle et sort du théâtre aussi vite qu'elle y est entrée.

Elle veut, au fond, vivre tranquillement, jouir de ses biens, de son beau pays.

C'est cette réalité contradictoire qui caractérise, au mitan du xixe siècle, l'âme de la France.

3

RENOUVEAU ET EXTINCTION DU BONAPARTISME

1849-1870

49.

À partir de décembre 1848, la République est donc présidée par un Bonaparte que le peuple a élu au suffrage universel.

Peut-on imaginer que cet homme-là, symbole vivant de la postérité napoléonienne, incarnation de la tradition bonapartiste, se contentera d'un mandat de président de la République de quatre années, non renouvelable ?

Cependant, son entreprise – conserver le pouvoir au-delà de 1852, fût-ce par le recours au coup d'État, et peut-être proclamer l'Empire – paraît aléatoire et difficile.