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Les élites politiques conservatrices sont désireuses de garder, par le moyen des Assemblées, la réalité du pouvoir. Elles sont favorables à un régime – monarchie ou république – constitutionnel dans lequel le président ou le monarque n'aura qu'une fonction de représentation.

Elles se défient d'un Bonaparte, élu d'occasion, qu'elles espèrent manœuvrer à leur guise.

Elles craignent davantage encore les « rouges », les partageux, ce peuple auquel on a dû accorder le droit de vote.

Elles aspirent à l'ordre.

Leur parti s'appellera d'ailleurs le parti de l'Ordre.

Mais Louis Napoléon Bonaparte trouve aussi sur sa route ces « démocrates socialistes – « démocsoc » – qui se réclament de la Montagne et de 1793, qui aspirent à une république sociale et constitueront le parti des Montagnards, hostile à la fois au prince-président et au parti de l'Ordre.

C'est donc un jeu politique à trois qui va commencer dès le lendemain de l'élection de Louis Napoléon Bonaparte à la présidence de la République.

Partie difficile, car il existe un quatrième joueur, le plus souvent sur la réserve, mais toujours sollicité par les trois partis – le bonapartiste, le parti de l'Ordre et les Montagnards : il s'agit du peuple.

Et puisqu'il y a suffrage universel, la bataille politique s'étend des villes aux campagnes, là où se concentre la majeure partie de la population.

Celui qui tient et convainc le monde paysan, celui-là peut imposer ses choix.

Le suffrage universel est ainsi un facteur d'unification politique de la nation, et, en même temps, il divise le monde paysan en partisans de l'un ou l'autre des trois « partis ».

Les paysans apporteront-ils toujours leurs voix à un descendant de Napoléon (ils viennent de le faire en décembre 1848), ou aux représentants des notables, ou encore seront-ils gagnés par les idées socialisantes des « démocrates socialistes », et suivront-ils les Montagnards ?

Les quatre années qui vont de décembre 1848 à décembre 1852, date de la proclamation du second Empire, sont décisives pour la vie politique nationale. C'est là, autour de la République, du suffrage universel, du conflit entre bonapartisme, parti de l'Ordre et Montagnards, que se précisent les lignes de fracture politiques de la société française.

L'âme de la France contemporaine y acquiert de nouveaux réflexes.

Les thèmes de l'homme providentiel – au-dessus des partis – et du coup d'État (celui que va perpétrer Louis Napoléon Bonaparte) s'enracinent dans les profondeurs nationales.

Naturellement, la référence au passé pèse sur les choix. Marx qualifie ainsi le coup d'État du 2 décembre 1851 de « 18 Brumaire de Louis Napoléon Bonaparte ».

Mais cette « répétition », cinquante-deux ans après la prise du pouvoir par Napoléon Bonaparte, peut-elle être autre chose qu'une farce, comme si l'histoire se parodiait, comme si Napoléon le Petit pouvait être comparé à Napoléon le Grand, et le républicain socialisant Ledru-Rollin, à Robespierre ?

Marx conclut à la « farce ».

Dans l'histoire nationale, les événements de ces quatre années n'en sont pas moins d'une importance majeure : ils suscitent des comportements politiques, des réactions « instinctives » qui détermineront les choix du pays.

Ainsi, alors que le pouvoir personnel de Louis Napoléon est installé à l'Élysée, que quelques observateurs lucides craignent « une folie impériale » que « le peuple verrait tranquillement », les élections législatives du 13 mai 1849 marquent la constitution et l'opposition à l'échelle de la nation – et non plus seulement dans les villes – du parti de l'Ordre et du parti montagnard.

Deux blocs – on dira plus tard une droite et une gauche – se sont affrontés. Les résultats sont nets : le parti de l'Ordre – religion, famille, propriété, ordre – remporte 500 sièges à l'Assemblée législative, contre 200 aux Montagnards de Ledru-Rollin, et moins d'une centaine à un « centre ».

« La majorité – sur 750 sièges – est aux mains des ennemis de la République », note Tocqueville.

Mais le parti de l'Ordre n'est pas pour autant rassuré par cette victoire.

Les milieux ruraux ont été – fût-ce marginalement – pénétrés par les idées des Montagnards.

Dans le nord du Massif central – de la Vienne à la Nièvre et à la Saône –, dans les départements alpins (de l'Isère au Var) et dans l'Aquitaine (Lot-et-Garonne, Dordogne), les démocrates sociaux sont présents.

Les villes moyennes sont touchées.

Le parti de l'Ordre mesure qu'à partir de Paris – et des villes ouvrières – les idées socialistes se sont répandues par le biais du suffrage universel dans tout le territoire national.

Elles sont minoritaires, mais le germe en est semé.

Au sein du parti montagnard, on commence à croire que le socialisme peut vaincre pacifiquement grâce au suffrage universel. Des associations et des sociétés secrètes se constituent pour diffuser les idées « montagnardes » et organiser les « militants ».

Dès lors, il reste au parti de l'Ordre, majoritaire à l'Assemblée, à faire adopter un ensemble de lois qui interdiront la propagande socialiste (lois Falloux livrant l'enseignement à l'Église, lois restreignant la liberté de la presse).

L'élection de l'écrivain socialiste Eugène Sue (28 avril 1850) contre un conservateur conduit le parti de l'Ordre à voter, le 31 mai 1850, l'abrogation de fait du suffrage universel, les plus pauvres, par une série de dispositions, se voyant retirer le droit de vote.

Mais puisque la voie électorale est ainsi fermée, resurgissent dans la « Nouvelle Montagne » les idées de prise du pouvoir par les armes.

La fascination et la mystique de la révolution, de la « journée » révolutionnaire, des barricades, trouvent alors une nouvelle vigueur.

Cela ne concerne évidemment que des « minorités ». Mais le peuple constate qu'on le prive de ce droit de vote qu'il avait commencé à s'approprier.

Le parti de l'Ordre croit avoir remporté la mise contre les Montagnards. Fort de cette victoire, il s'oppose à toute révision constitutionnelle qui aurait permis à Louis Napoléon, en 1852, de se présenter pour un nouveau mandat.

Les Montagnards ont voté en l'occurrence avec le parti de l'Ordre. Mais ils mêleront leurs voix à celles du parti bonapartiste pour s'opposer à la constitution d'une force militaire destinée à protéger l'Assemblée d'un coup d'État.

En fait, ces manœuvres politiciennes laissent Louis Napoléon Bonaparte maître du jeu.

Le 13 novembre 1851, il peut proposer à l'Assemblée l'abrogation de la loi du 31 mai 1850 qui a aboli le suffrage universel.

L'Assemblée conservatrice repousse cette proposition, et le prince-président apparaît ainsi comme l'homme qui, contre les notables, mais aussi contre les rouges partageux, entend redonner la parole au peuple.

Il retrouve de cette manière l'une des sources du bonapartisme, qui veut tisser un lien direct avec la nation en se dégageant de l'emprise des partis.

Il dispose dans l'armée – épurée par ses soins – du soutien que lui apporte le « souvenir napoléonien ».

Et parce qu'il est au cœur de l'institution – à l'Élysée –, il va pouvoir préparer son coup d'État, exécuté le 2 décembre 1851, jour anniversaire d'Austerlitz.

Des députés, dont Thiers, sont arrêtés.

Ceux qui résistent et tentent de soulever le peuple parisien sont dispersés par la troupe, qui tire.

Le député Baudin est tué sur une barricade pour avoir montré au peuple comment on meurt pour 25 francs par jour, cette indemnité parlementaire que le peuple, spectateur, conteste.

Sur les boulevards, dans Paris, afin d'empêcher par la terreur l'extension de la résistance, les troupes de ligne ouvrent le feu sur la foule des badauds (trois à quatre cents morts).