La résistance est vive dans les départements pénétrés par les idées républicaines, ceux qui ont voté « rouge » en 1849. La répression est sévère : 84 députés expulsés, 32 départements en état de siège, 27 000 « rouges » déférés devant des commissions mixtes (tribunaux d'exception : un général, un préfet, un procureur), dix mille déportés en Algérie et en Guyane, des milliers d'internés et d'exilés.
Mais le suffrage universel est rétabli, et, le 20 décembre, 7 500 000 voix approuvent le coup d'État, contre 650 000 opposants. On compte un million et demi d'abstentions.
Un an plus tard, un nouveau plébiscite – 7 800 000 oui – permet à Louis Napoléon, devenu Napoléon III, de rétablir l'Empire. Celui-ci est proclamé le 1er décembre 1852, cinquante-huit ans après le sacre du 2 décembre 1804.
C'est le renouveau du bonapartisme, mais aussi le début de son extinction.
Car la résistance au coup d'État et la rigueur de la répression marquent une rupture irréductible entre une partie du peuple et la figure de Bonaparte.
Certes, l'immense succès des plébiscites de 1851 et 1852 montre bien que le mythe demeure, que l'homme providentiel, la figure d'un empereur tirant sa légitimité du peuple consulté dans le cadre du suffrage universel, continuent de fonctionner.
Mais les républicains ont une assise populaire.
La grande voix de Victor Hugo, l'exilé, va commencer de se faire entendre.
Le 2 décembre 1851 sera qualifié de « crime ».
Louis Napoléon est un « parjure » que Marx désigne sous le nom de Crapulinsky.
Louis Napoléon a beau répéter : « J'appartiens à la Révolution » et décréter la mise en vente de tous les biens immobiliers des Orléans, on sait aussi que les préfets ont reçu l'ordre, dès le 6 janvier 1852, d'effacer partout la devise « Liberté, Égalité, Fraternité ».
Et le ralliement de la plupart des conservateurs du parti de l'Ordre à l'Empire confirme que ce régime n'est pas au-dessus des « partis » : il est « réactionnaire ».
On le sait, même si on le soutient ou si on l'accepte par souci de paix civile.
Mais les républicains refuseront ce « détournement » du suffrage universel. Et, fruit de cette expérience, ils garderont une défiance radicale à l'endroit du plébiscite, de la consultation directe du peuple mise au service d'un destin personnel.
L'âme de la France contemporaine vient d'être profondément marquée. La République avait massacré les insurgés de juin 1848, ce qui avait conduit le « peuple » à choisir pour président Louis Napoléon Bonaparte.
Après le coup d'État du 2 décembre 1851, il y a désormais, minoritaire mais résolu, un antibonapartisme populaire.
Ce Napoléon III, c'est Badinguet, Napoléon le Petit !
La colère et le mépris qu'il suscite renforcent le désir de République et le souvenir de la Révolution.
50.
Au lendemain de la création du second Empire, les Français ne croient pas à la longévité de ce régime né d'un coup d'État sanglant et que deux plébiscites ont légitimé.
L'âme de la France est une âme sceptique.
Depuis le 21 septembre 1792, les citoyens de cette nation « politique » ont vu se succéder la Ire République, le Directoire, le Consulat, l'Empire, une monarchie légitimiste, une monarchie orléaniste et constitutionnelle, la IIe République et enfin le second Empire. Déclarations, Chartes, Actes additionnels, Constitutions ont tour à tour régenté la vie publique.
On a débattu, en 1789, dans les villages des cahiers de doléances, on a voté pour celui-ci ou pour celui-là, on a disposé du droit de vote, puis on l'a perdu, et on en a de nouveau bénéficié.
Le Français, si éprouvé par les changements politiques, est devenu prudent, attentiste.
Puisque la monarchie millénaire de droit divin s'est effondrée et que Louis XVI a été décapité, lui qui avait été sacré à Reims, qui peut croire qu'en ce bas monde un régime politique soit promis à la longue durée ?
Le sacre par le pape de Napoléon Ier n'a pas empêché l'Empereur d'être vaincu et de mourir en exil à Sainte-Hélène.
Et Charles X n'a pas durablement bénéficié de la protection divine, bien qu'il eût été lui aussi sacré à Reims.
Comment imaginer dès lors que ce Louis Napoléon Bonaparte, même devenu Napoléon III, puisse régner plus longtemps que son oncle Napoléon Ier ?
Nul ne peut le concevoir.
On observe. On ne commente pas : trop d'argousins, trop de mouchards, trop de gendarmes. Trop de risques à prendre parti pour un régime dont on comprend bien qu'il est fragile, comme tous les régimes, et que viendra son tour de chanceler, de se briser.
Telle est alors l'âme de la France, qui, en soixante années, a subi tant de pouvoirs, entendu tant de discours, qu'elle baisse la tête et fait mine de se désintéresser des affaires publiques que gèrent ces messieurs les intelligents, les notables.
Or ceux-ci, précisément, ne croient guère à la longévité du second Empire.
Guizot, qui exprime la pensée des milieux de la bourgeoisie libérale, déclare : « Les soldats et les paysans ne suffisent pas pour gouverner. Il y faut le concours des classes supérieures, qui sont naturellement gouvernantes. »
Tocqueville est tout aussi réservé sur l'avenir du régime quand il écrit en 1852 :
« Quant à moi qui ai toujours craint que toute cette longue révolution française ne finît par aboutir à un compromis entre l'égalité et le despotisme, je ne puis croire que le moment soit encore venu où nous devrions voir se réaliser définitivement ces prévisions, et, en somme, ceci a plutôt l'air d'une aventure qui se continue que d'un gouvernement qui se fonde. »
Il n'empêche : l'« aventurier » Louis Napoléon, entouré d'habiles et intelligents complices – dont Morny, son demi-frère –, va régner de 1852 à 1870, soit sept ans de plus que Napoléon Ier, sacré en 1804 et définitivement vaincu en 1815 !
Cette longue durée du second Empire et les transformations qui la caractérisent vont servir de socle à la fin du xixe siècle et aux premières décennies du xxe.
Le second Empire dit « autoritaire » est ainsi, durant quinze années – de 1852 à 1867 –, le moule dans lequel l'âme de la France prend sa forme contemporaine.
L'État centralisé – répressif, policier même – organise et régente la vie départementale, sélectionne les candidats aux élections.
Ces « candidatures » officielles bénéficient de tout l'appareil de l'État.
Le préfet devient pour de bon la clé de voûte de la vie locale sous tous ses aspects. Il fait régner l'« ordre » politique et moral. Il est le lien entre le pouvoir central – impérial – et toutes les strates de la bourgeoisie : celle qui vit de ses rentes, de la perception de ses fermages ; celle qui est, d'une certaine façon, l'héritière des « robins » : avocats, médecins et apothicaires, notaires, parfois tentée par un rôle politique, mais prudente et surveillée.
L'Empire n'aime pas les esprits forts, les libres penseurs.
D'ailleurs, aux côtés du préfet, l'évêque est, avec le général commandant la place militaire, le personnage principal. Il a la haute main sur l'enseignement, entièrement livré à l'Église. Les ordres religieux – au premier rang desquels les Jésuites – ont été à nouveau autorisés.
L'Empire est clérical.
La police et les confesseurs veillent aux bonnes mœurs.
Le réalisme de certains peintres (Manet, Courbet) est suspect. Madame Bovary, Les Fleurs du mal, sont condamnées par les tribunaux.
Les journaux sont soumis à l'autorisation préalable.
Un « homme de lettres » qui est perçu comme un opposant, un rebelle – ainsi Jules Vallès –, est réduit à la misère, voire à la faim. Il n'écrit pas dans les journaux, il ne peut enseigner – l'Église est là pour le lui interdire –, il remâche sa révolte. Il se souvient des espoirs nés en février 1848 et noyés dans le sang des journées de juin. Il rêve à de nouvelles journées révolutionnaires qui lui permettraient de prendre sa revanche.