Comme toujours en France, politique extérieure et politique intérieure sont intimement mêlées.
Le premier Empire avait succombé à la défaite militaire et à l'occupation.
Napoléon III peut se souvenir de Waterloo.
51.
Voilà quinze ans que le second Empire a été proclamé.
C'est le temps qu'il faut pour que de nouvelles générations apparaissent et que les conséquences des transformations politiques, économiques et sociales produisent leurs effets.
En 1869, des grèves meurtrières – de dix à quinze morts à chaque fois –, réprimées par la troupe, éclatent à Anzin, à Aubin, au Creusot. Des troubles se produisent à Paris. Des « républicains irréconciliables » s'appuient sur ce mécontentement qui sourd et sur les échecs humiliants subis en politique extérieure – Mexico a été évacué par les troupes françaises en février 1867 – pour rappeler les origines du régime impérial.
On célèbre les victimes du coup d'État du 2 décembre.
On veut dresser une statue au député Baudin.
On manifeste en foule, armes dissimulées sous les redingotes, en janvier 1870, quand le cousin germain de l'empereur, Pierre Bonaparte, tue le journaliste Victor Noir.
Des hommes nouveaux – Gambetta – font le procès du régime, s'expriment au nom des « nouvelles couches », formulent à Belleville un programme républicain : séparation de l'Église et de l'État, libertés publiques, instruction laïque et obligatoire. Les candidats républicains au Corps législatif sont élus à Paris. À ces élections du mois de mai 1869, un million de voix seulement séparent les opposants résolus des candidats de la majorité.
Mais ces derniers sont des partisans de l'ordre plutôt que des « bonapartistes ».
À leur tête, le « vieux » Thiers, qui rassemble autour de lui les « modérés », les anciens soutiens de la monarchie constitutionnelle, ceux que le coup d'État du 2 décembre 1851 a privés du pouvoir.
Ils se sont ralliés à Louis Napoléon Bonaparte. Ils ont participé à la « fête impériale », mais Napoléon III ne leur semble plus capable d'affronter les périls intérieurs et extérieurs. Lorsqu'il était l'efficace défenseur de l'ordre, brandissant le glaive et faisant de son nom le bouclier de la stabilité sociale, on l'acceptait, on l'encensait. Mais le « protecteur » semble devenu impotent.
Thiers l'avertit au printemps de 1867 : « Il n'y a plus une seule faute à commettre. »
Le préfet de police de Paris, Piétri, déclare : « L'empereur a contre lui les classes dirigeantes. »
C'est ce moment où le gouffre se crée sous un régime, et la France, vieille nation intuitive et expérimentée, attend la crise, continuant de vivre comme si de rien n'était, mais pressentant la tempête comme une paysanne qui en flaire les signes avant-coureurs.
Cependant, le décor impérial est toujours en place.
En 1867, Paris est illuminé pour l'Exposition universelle que visitent les souverains étrangers. Victor Hugo a même écrit la préface du livre officiel présentant l'Exposition et le nouveau Paris de Haussmann. N'est-ce pas la preuve que l'Empire autoritaire devient libéral ?
Napoléon III desserre tous les liens : ceux qui étranglaient la presse, qui limitaient le droit de réunion ou les pouvoirs des Assemblées.
L'Empire semble recommencer. Des républicains modérés s'y rallient. L'un d'eux, Émile Ollivier, devient chef du gouvernement.
Au plébiscite du 8 mai 1870, 7 358 000 voix contre 1 572 000 et 2 000 000 d'abstentions approuvent les mesures libérales décidées par l'empereur.
Une fois encore, le suffrage universel – contre les élites – ratifie ses choix.
Napoléon III paraît demeurer l'homme providentiel capable d'entraîner le pays et de le faire entrer dans la « modernité ». C'est un Français, Lesseps qui, en présence de l'impératrice, inaugure en 1869 le canal de Suez, son œuvre.
« L'Empire est plus puissant que jamais », constatent les républicains accablés.
« Nous ferons à l'empereur une vieillesse heureuse », déclare Émile Ollivier en commentant les résultats du plébiscite : après plus de quinze ans de règne, Napoléon III a « retrouvé son chiffre ».
Pourtant, en quelques mois, le régime va s'effondrer. Le piège est ouvert par Bismarck.
Candidature d'un Hohenzollern au trône d'Espagne. Indignation de Paris ! Retrait de la candidature, mais dépêche d'Ems (où le roi prussien Guillaume Ier est en villégiature), humiliante.
Embrasement à Paris. L'entourage de Napoléon III, l'impératrice, les militaires : « La guerre sera une promenade de Paris à Berlin ! » Les journalistes à gages, les courtisans poussent à la guerre afin de laver l'affront et de recouvrer, par la victoire sur la Prusse, l'autorité que l'on a perdue par les réformes libérales.
Illustration et confirmation d'une caractéristique française : un monarque – ici l'empereur – n'accepte pas de n'être qu'un souverain constitutionnel dépendant des élus.
Le pouvoir exécutif refuse d'être entravé ou contrôlé ou orienté par les députés.
La politique étrangère étant le terrain sur lequel il est le seul maître, il va donc y jouer « librement », en souverain absolu, sa partie.
Encore faut-il qu'il soit victorieux.
Le 19 juillet 1870, Émile Ollivier salue la déclaration de guerre à la Prusse d'un « cœur léger ».
La France est pourtant seule face à Berlin, qui dispose d'une armée deux fois plus nombreuse et d'une artillerie – Krupp ! – supérieure.
Ni l'Autriche ni l'Italie ne s'allient à Paris. Et en six semaines de guerre l'état-major français montre son incapacité.
On perd l'Alsace et la Lorraine. On se replie sur Metz, où le maréchal Bazaine – le vaincu du Mexique – s'enferme.
À Sedan, le 2 septembre, Napoléon III – à la tête de ses troupes depuis le 23 juillet – se constitue prisonnier avec près de cent mille hommes.
Que reste-t-il d'un empereur qui a « remis son épée » ?
L'humiliation, cependant que la nation est entraînée dans la débâcle.
La France connaît là un de ces effondrements qui, tout au long des siècles, ont marqué son âme.
Le pays est envahi. L'armée, vaincue. Le pouvoir, anéanti. C'est l'extinction du bonapartisme.
Les républicains, les révolutionnaires qui, en juillet, avaient tenté – c'est le cas de Jules Vallès – de s'opposer au délire guerrier, et que la foule enthousiaste avait failli lyncher, envahissent le Corps législatif.
Ils déclarent l'empereur déchu.
Le 4 septembre 1870, ils proclament la république.
Au coup d'État originel répond ainsi le coup de force républicain et parisien.
Le 2 décembre 1851 a pour écho le 4 septembre 1870.
Au second Empire succède, par et dans la débâcle, la IIIe République.
Mais l'émeute républicaine, révolutionnaire et patriote – on veut organiser la défense nationale contre les Prussiens – n'a pas changé le pays, celui qui, en mai, a apporté 7 358 000 voix à l'empereur, ou plutôt au pouvoir en place, garant pour l'écrasante majorité de l'ordre et de la paix civile.
Rien n'a changé non plus dans les hiérarchies sociales, les rouages du pouvoir.
Les préfets sont en place.
Les généraux vaincus par les Prussiens gardent le contrôle de cette armée qui a été l'armature du pouvoir impérial.
Or tous les notables – le parti de l'Ordre – craignent que la débâcle ne soit l'occasion, pour les « rouges », de s'emparer du pouvoir. L'armée, à leurs yeux, est le recours contre les « révolutionnaires ».