L'un de ces « modérés » – républicain – déclare dès le 3 septembre : « Il est nécessaire que tous les partis s'effacent devant le nom d'un militaire qui prendra la défense de la nation. »
Ce sera le général Trochu.
« Participe passé du verbe trop choir », écrira Victor Hugo.
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LES VÉRITÉS DE MARIANNE
1870-1906
52.
En neuf mois, entre septembre 1870 et mai 1871, l'âme de la France est si profondément blessée que, durant près d'un siècle, les pensées, les attitudes et les choix de la nation seront influencés, voire souvent dictés, par ce qu'elle a souffert après la chute du second Empire.
C'est là le legs du régime impérial.
Il ne se mesure pas en kilomètres de voies ferrées, en tonnes d'acier, en traités de libre-échange, en longueurs de boulevards tracés à Paris.
L'héritage de Napoléon III, cette honte qu'il a inoculée à la nation, s'appelle la débâcle, la défaite, la reddition du maréchal Bazaine, l'occupation du pays, l'entrée des troupes prussiennes dans Paris, la proclamation de l'Empire allemand dans la galerie des Glaces, à Versailles, le 18 janvier 1871.
Le roi de Prusse devient, par le génie politique de son chancelier de fer, Bismarck, l'empereur Guillaume. Et c'est comme si la botte d'un uhlan écrasait la gorge des patriotes français.
Ils songeront à la revanche, à leurs deux « enfants », l'Alsace et la Lorraine, livrées aux Prussiens en dépit des protestations des députés de ces deux provinces.
Et cette peste, cette guerre perdue, cette suspicion entre les peuples français et allemand, l'un voulant effacer la honte de la défaite et recouvrer Strasbourg, l'autre soucieux d'empêcher ce réveil français, la haine mêlée de fascination qui les unit, ne pouvaient que créer les conditions psychologiques d'une nouvelle guerre. Puis, elle-même, en générer une autre !
Bel héritage que celui de Napoléon III !
Et, comme si cela ne suffisait pas, la guerre contre les Prussiens nourrit la guerre civile.
Le parti de l'Ordre, même s'il fait mine, après Sedan et le siège de Paris, de vouloir poursuivre la guerre, songe d'abord à conclure au plus vite l'armistice puis la paix avec Bismarck.
Les Thiers, les Jules Favre, les Jules Ferry, les notables du parti de l'Ordre et, derrière eux, l'immense majorité des Français craignent que de la prolongation de la guerre ne jaillisse la révolution parisienne.
Alors, même si Gambetta réussit à quitter Paris en ballon, à rejoindre Tours et à constituer sur la Loire une armée de 600 000 hommes, même si des généraux comme Chanzy et Bourbaki, des officiers valeureux comme Denfert-Rochereau ou Rossel, se battent vaillamment et remportent quelques victoires, la guerre est perdue.
Jules Favre rencontre Bismarck dès le 15 septembre 1870. Les républicains, les révolutionnaires, les patriotes, rêvent encore de mener la lutte jusqu'au bout, de « chasser l'envahisseur » ; ils en appellent aux souvenirs des armées révolutionnaires. Victor Hugo, septuagénaire, veut s'engager, exalte les combats des « partisans et francs-tireurs ». Mais ces irréductibles sont minoritaires.
Toutes les consultations électorales pour approuver les mesures gouvernementales – le 3 novembre 1870, à Paris, 550 000 voix pour, 68 000 contre, puis dans toute la France, le 8 février 1871, donnent une majorité écrasante en faveur de la paix à n'importe quel prix : cinq milliards de francs-or pour les Prussiens et, par surcroît, l'Alsace et la moitié de la Lorraine.
L'Assemblée qui se réunit à Bordeaux en février 1871 est l'expression de ce désir d'ordre et de paix, mais aussi de cette haine contre les révolutionnaires parisiens, cette minorité qui crée une Commune de Paris, un Comité de salut public, qui, le 18 mars 1871, quand on veut lui reprendre les canons qu'elle a payés, se rebelle – et les soldats rejoignent les insurgés, et l'on fusille deux généraux dont l'un avait participé à la répression des journées de juin 1848 !
Car, de manière inextricable, le passé se noue au présent, et ce nœud emprisonne l'avenir.
Les « communards » de 1871 sont les jeunes gens de 1848, vaincus, censurés, marginalisés durant tout l'Empire.
C'est long, vingt ans à subir un régime arrogant, soutenu par des majorités plébiscitaires, vainqueur jusqu'au bout, avant, « divine surprise », de s'effondrer tout à coup comme une statue de plâtre.
Ce sont ces jeunes gens devenus des hommes de quarante ou cinquante ans qui manifestent, imposent la proclamation de la république, puis s'arment dans Paris parce que la Révolution c'est Valmy, et qu'ils veulent donc défendre Paris contre les Prussiens.
Pour ces hommes-là, sonne l'heure de leur grande bataille, l'épreuve décisive, la chance à saisir.
À l'enthousiasme se mêle chez eux l'angoisse, car ils sont divisés. Ils savent qu'ils ne sont qu'une minorité, que le pays ne les suit pas, que les quartiers ouest de Paris se sont vidés de leurs habitants, que les Prussiens ont libéré des prisonniers afin qu'ils rallient l'armée hier impériale, aujourd'hui « républicaine », mais ce sont toujours les mêmes officiers qui commandent – bonapartistes ou monarchistes, soldats de l'ordre qui, vaincus par les Prussiens, veulent écraser ces révolutionnaires, ces républicains.
Entre la République et la reddition aux Prussiens, le maréchal Bazaine, à Metz, choisit de déposer les armes.
Ainsi se creuse le fossé entre les révolutionnaires, les républicains patriotes et l'armée. Et, réciproquement, l'armée ne se sent pas républicaine : quand elle entrera dans Paris, le 21 mai 1871, elle fusillera ces insurgés, ces communards.
Trente mille morts. Des milliers de déportés en Guyane ou en Nouvelle-Calédonie. Pour cette fraction minoritaire du peuple, déjà soupçonneuse envers la République fusilleuse de juin 1848, la conviction s'affirme qu'il n'y a rien à attendre de ce régime-là, pas plus que d'un autre.
L'idée s'enracine que les régimes politiques, quelle que soit leur dénomination, monarchie, empire, république, ne sont que des « dictatures ».
Alors, pourquoi ne pas imposer la dictature du prolétariat pour remplacer la dictature militaire, celle des aristocrates ou des notables ?
On mesure ce qui germe dans cette « guerre civile » du printemps 1871 – la qualification est de Karl Marx, qui publie La Guerre civile en France –, et comment la violence des combats dans Paris – exécution d'otages par les communards qui incendient les Tuileries, l'Hôtel de Ville, répression sauvage par les troupes, tout cela sous l'œil des Prussiens – crée des divisions politiques profondes, des cicatrices qui marqueront longtemps l'âme de la France.
L'on s'accusera mutuellement de barbarie, de faire le jeu du Prussien, et toutes les oppositions anciennes – monarchistes contre républicains, patriotes contre « parti de l'étranger » – sont confirmées par cette impitoyable « guerre civile » qui voit Paris perdre au terme des combats, en mai, 80 000 de ses habitants.
Cet événement devient une référence pour confirmer les accusations réciproques. Il est un mythe que l'on exalte, comme un modèle à suivre, avec ses rituels – ainsi le défilé au mur des Fédérés, chaque 28 mai.
Il est la preuve de l'horreur et de la barbarie dont sont capables et coupables ces « rouges » qui ont tenté d'incendier Paris.
La Commune s'inscrit dans la longue série des « guerres civiles » françaises – guerres de Religion, Révolution avec ses massacres de Septembre, la Vendée, la guillotine, les terreurs jacobine ou blanche, les journées révolutionnaires et les révolutions de 1830 et de 1848 qui en sont l'écho, les journées de juin – dont le souvenir réverbéré rend difficile toute politique apaisée.