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Avec de telles références mythiques, le jeu démocratique aura du mal à être considéré comme possible, comme le but à atteindre.

Les oppositions sont d'autant plus marquées que le parti de l'Ordre s'inscrit lui aussi dans une histoire longue.

Thiers, qui est désigné par les élections du 8 février 1871 « chef du pouvoir exécutif du Gouvernement provisoire de la République », a été l'un des ministres de Louis-Philippe. En février 1848, il a conseillé que l'on évacue Paris, abandonnant la capitale à l'émeute pour la reconquérir systématiquement et en finir avec les révolutionnaires. Puis il a été le mentor de Louis Napoléon, qu'il a cru pouvoir mener à sa guise et qu'il a fait élire président de la République en 1848.

En 1871, face à la Commune, Thiers applique son plan de 1848 avec une détermination cynique. L'Assemblée s'installe à Versailles pour bien marquer ses intentions : Paris doit être soumis à un pouvoir qui, symboliquement, siège là où le peuple parisien avait imposé sa loi à Louis XVI et à Marie-Antoinette dès octobre 1789.

En 1871, c'est la revanche de Versailles : versaillais contre communards, province contre Paris, l'armée fidèle contre les émeutiers, parti de l'Ordre contre révolutionnaires.

Et le pays dans sa majorité soutient l'entreprise de Thiers.

Il faut extirper les rouges de l'histoire nationale en les fusillant, en les déportant.

Au terme de la Semaine sanglante, le 28 mai 1871, le mouvement révolutionnaire est brisé pour une vingtaine d'années.

La France des épargnants fait confiance à Thiers.

Les emprunts lancés pour verser aux Prussiens les cinq milliards de francs-or prévus par le traité de paix signé à Francfort le 10 mai 1871 sont largement couverts.

La France est riche.

Les troupes prussiennes évacueront le pays à compter du 15 mars 1873. Thiers est le « libérateur du territoire ».

La France est calme.

Elle est prête à accepter une monarchie constitutionnelle. Mais alors que la majorité de l'Assemblée est monarchiste, les deux branches de la dynastie – la branche aînée, légitimiste, avec le comte de Chambord ; la branche cadette, orléaniste, avec le comte de Paris – ne peuvent s'entendre.

Le pays « entre ainsi dans la République à reculons ».

Thiers est élu président de la République le 31 août 1871. Mais les institutions ne sont pas fixées. Et lorsque, constatant la division des monarchistes, Thiers se rallie à la République en précisant : « La République sera conservatrice ou ne sera pas », la majorité monarchiste l'écarte, le 24 mai 1873, préférant élire comme nouveau président de la République le maréchal de Mac-Mahon, l'un des chefs de l'armée impériale, l'un des vaincus de la guerre de 1870, l'un des responsables de la débâcle !

Mais le mérite de Mac-Mahon est de n'être pas républicain. L'Assemblée peut donc, puisque le comte de Chambord refuse de renoncer au drapeau blanc, ce symbole de l'Ancien Régime, voter la loi qui fixe à sept ans la durée du mandat du président de la République, en espérant que ce délai sera suffisant pour que les prétendants monarchistes se réconcilient, acceptent les principes d'une monarchie constitutionnelle et le drapeau tricolore qui en est l'expression.

L'entente ne se fera pas, et, le 29 janvier 1875, l'amendement du député Wallon est voté à une voix de majorité, introduisant donc le mot « république » dans les lois constitutionnelles.

C'est ainsi, au terme d'un compromis entre républicains modérés – Jules Grévy, Jules Ferry – et monarchistes constitutionnels, que la République s'installe presque subrepticement.

Avec son Sénat, contrepoids conservateur à la Chambre des députés, son président qui ne peut rien sans l'accord du président du Conseil des ministres responsable devant les Chambres, la République est parlementaire.

Mais ces lois constitutionnelles peuvent aussi bien servir de socle à une monarchie constitutionnelle qu'à une république conservatrice.

L'âme de la France blessée, gorgée de mythes du passé, a vécu durant les deux premiers tiers du xixe siècle des alternances chaotiques entre les régimes, les brisant l'un après l'autre par le biais des révolutions ou à l'occasion d'une défaite devant les armées étrangères.

Révolution et débâcle, guerre civile et pouvoir dictatorial, se sont ainsi succédé.

Mais les passions politiques ont de moins en moins concerné la majorité du pays.

La nation a appris à user du suffrage universel. À chaque fois, elle a voté pour l'ordre – fût-il impérial –, pour la paix, pour le respect des propriétés.

Les journées révolutionnaires ont certes occupé le devant de la scène. Elles ont constitué l'imaginaire national. Elles font partie du rituel français. Elles sont célébrées par une minorité qui veut croire que le pays la suit. Pourtant, dans sa profondeur et sa majorité, le peuple choisit la modération, même s'il écoute avec intérêt et peut même applaudir, un temps, les discours extrêmes, les utopies qui se nourrissent de la sève nationale.

Même si, rituellement, chaque année, les cortèges couronnés de drapeaux rouges célèbrent, au mur des Fédérés du cimetière du Père-Lachaise, la mémoire des insurgés du printemps 1871, les institutions de la IIIe République, nées de la débâcle et du massacre des communards, expriment le choix de la modération.

53.

En 1875, rien n'est encore définitivement acquis pour la République.

Elle n'est qu'un mot dans les lois constitutionnelles.

Ce mot peut en devenir la clé de voûte ou bien être remplacé par cette monarchie constitutionnelle qui est le régime de prédilection de la majorité des députés et du président de la République, Mac-Mahon.

Ils attendent l'union des héritiers de la monarchie. Ils s'emploient à faire régner dans le pays l'« ordre moral », à leurs yeux condition indispensable de l'ordre public et de la préservation des traditions, si nécessaire à une restauration monarchique.

C'est encore un moment important pour l'âme de la France. On la voue au Sacré-Cœur. On construit, pour expier les crimes de la Commune, la basilique du Sacré-Cœur, sur la butte Montmartre. On fait repentance. On multiplie les processions, les messes d'expiation. Et l'on ravive ainsi, en réaction, l'esprit des Lumières.

L'ancienne et profonde fracture qui, au cours des décennies, avait séparé les Français en défenseurs de l'Église et en libertins, esprits forts, laïques et déistes, redevient une césure majeure.

« Le cléricalisme, voilà l'ennemi ! » s'écrit Gambetta.

C'est un combat passionnel qui s'engage et qui sert de ligne de front entre monarchistes et républicains.

D'un côté les cléricaux, de l'autre, les anticléricaux.

La France croit se donner ainsi une vraie division qui est en même temps un leurre. Car elle dissimule l'entente profonde qui existe entre les « modérés » que sont les monarchistes constitutionnels et les notables républicains.

Tout les rapproche : la même crainte du désordre, le même refus de remettre en cause la propriété et l'organisation sociale, le même souci d'éradiquer les révolutionnaires, les socialistes, et de se garder de ces « républicains avancés » à la Gambetta qui veulent obtenir l'amnistie pour les communards condamnés ou en exil.

Lorsque Jules Ferry déclare : « Mon but est d'organiser l'humanité sans Dieu et sans roi » (« Mais non sans patron... », commentera Jaurès), il marque ce qui l'oppose aux cléricaux. Mais lorsqu'il dit, évoquant la répression versaillaise de la Commune : « Je les ai vues, les représailles du soldat vengeur, du paysan châtiant en bon ordre. Libéral, juriste, républicain, j'ai vu ces choses et je me suis incliné comme si j'apercevais l'épée de l'Archange », il est en « communion » avec le parti de l'Ordre.