Rien, sur ce point-là comme sur les orientations économiques et sociales, ne l'en sépare.
Et il en va de même de Jules Grévy, de Jules Favre ou de Jules Simon, qui déclare : « Je suis profondément républicain et profondément conservateur. »
Il faut donc, pour souligner l'opposition qui sépare républicains et monarchistes, choisir ce terrain du rapport entre l'État et l'Église.
Ce qui unira les républicains, de Jules Simon à Gambetta, et même aux communards, c'est l'anticléricalisme.
Cette posture – cette idéologie – a l'avantage de laisser dans l'ombre des divergences qui opposent les républicains « avancés », devenant peu à peu socialistes, et les républicains conservateurs.
L'alliance entre tous les républicains sur la base de l'anticléricalisme est d'autant plus aisée que la répression versaillaise a décapité pour une longue durée le mouvement ouvrier et le mouvement social.
Les « notables », monarchistes ou républicains, peuvent se défier sans craindre qu'un troisième joueur ne vienne troubler leur partie en parlant salaires, durée du travail, organisation sociale, égalité...
C'est ainsi que, assurés du maintien de l'ordre, les modérés peuvent glisser peu à peu vers une République dont ils savent qu'hormis le thème de l'anticléricalisme elle sera conservatrice dans ses institutions et dans sa politique économique et sociale.
Surtout, ces adeptes d'un régime « constitutionnel » qui veulent à tout prix le maintien de l'ordre peuvent désormais – c'est une grande novation dans l'histoire de la nation – régler leurs différends politiques sur le terrain parlementaire.
Alors que, depuis un siècle, c'est l'émeute, la révolution, le coup d'État, la journée révolutionnaire, les « semaines sanglantes », la violence, la terreur, la répression, qui départagent les adversaires politiques, c'est maintenant dans l'enceinte des Chambres (celle des députés et le Sénat) et par le recours au suffrage universel que s'évalue le rapport des forces.
Il a donc fallu près d'un siècle (1789-1880) pour que le parlementarisme l'emporte enfin en France.
Et c'est une dernière crise – frôlant les limites de la légalité institutionnelle – qui permet la victoire parlementaire de la République.
Mac-Mahon a, en effet, imposé à une Chambre « républicaine » le duc de Broglie comme président du Conseil.
Ce 16 mai 1877 marque un tournant politique. De Broglie va être contraint de démissionner en novembre. Les 363 députés qui se sont opposés à lui seront réélus après que la Chambre aura été dissoute par Mac-Mahon.
« Il faudra se soumettre ou se démettre », a lancé Gambetta, stigmatisant « ce gouvernement des prêtres, ce ministère des curés ».
Le 30 janvier 1879, quand le Sénat connaîtra à son tour une majorité républicaine, Mac-Mahon démissionnera et sera remplacé par Jules Grévy, républicain modéré.
Le pays, « saigné » par un siècle d'affrontements sanglants, a résolu cette crise dans un cadre où les violences ne sont plus que verbales.
En quelques mois, la IIIe République s'installe.
Jules Ferry, ministre de l'Instruction publique, crée un enseignement laïque, veille à la formation des instituteurs dans ces « séminaires républicains » que sont les écoles normales départementales. Il s'attaque aux congrégations, notamment aux Jésuites.
La République, c'est l'anticléricalisme.
Elle prend des décisions symboliques : les deux Chambres quittent Versailles pour siéger à Paris. Le 14 juillet devient fête nationale à compter de 1880, et La Marseillaise sera l'hymne de la nation.
Le 11 juillet 1880, Gambetta incite les députés à voter une loi d'amnistie pour les communards condamnés ou exilés.
« Il faut que vous fermiez le livre de ces dix années, dit-il. Il n'y a qu'une France, et qu'une République ! »
Mais le retour des communards signe aussi le retour de la contestation sociale. Donc celui de visions différentes de la France et de la République.
Sur la scène politique où monarchistes et bonapartistes viennent de quitter les premiers rôles, d'autres acteurs vont faire leur entrée.
54.
En un quart de siècle – 1880-1906 –, un modèle républicain français se constitue.
Des lois fondamentales sont votées, des forces politiques prennent forme, partis et syndicats structurent la vie sociale.
Profondes, les crises sont gérées pacifiquement, même si elles dressent encore les Français les uns contre les autres. La violence est certes présente, mais contenue.
Ainsi se fixent des traits majeurs de l'âme de la France qui se conserveront jusqu'aux années 40 du xxe siècle, au moment où l'« étrange défaite » de 1940, cette autre débâcle, entraînera la chute de la IIIe République et renverra aux pires souvenirs de 1870.
Mais, jusque-là, le bâti qui a été construit entre 1880 et 1906 tient.
D'ailleurs, les hommes politiques qui ont surgi dans les années 1890 occupent encore, pour les plus illustres d'entre eux – Poincaré (1860-1934), Barthou (1862-1934), Briand (1862-1932) –, des fonctions éminentes dans les années 30 du xxe siècle. Philippe Pétain (1856-1951) est un officier déjà quadragénaire en 1900. À cette date, Léon Blum (1872-1950) est un intellectuel d'une trentaine d'années engagé dans les combats de l'affaire Dreyfus. Le journal L'Humanité de Jaurès (1859-1914) est créé en 1904.
Pétain couvrira de son nom et de sa gloire de maréchal la capitulation de 1940, et on le qualifiera de nouveau Bazaine.
En 1936, Léon Blum sera le président du Conseil du Front populaire, et L'Humanité, le quotidien emblématique des communistes.
C'est dire que la IIIe République a su traverser le traumatisme de la Première Guerre mondiale (1914-1918), et, dans l'apparente continuité des institutions et des hommes, « digérer » les bouleversements des premières décennies du xxe siècle.
La Russie, l'Italie, l'Allemagne et l'Espagne sont submergées par le communisme, le fascisme, le nazisme, le franquisme. La France républicaine, elle, résiste aux révolutions et aux contre-révolutions.
Comme si elle était sortie définitivement, pour les avoir vécus jusqu'aux années 1870, de ces temps de guerre civile, et qu'elle avait construit au tournant du siècle, entre 1880 et 1906, un modèle adapté enfin à la nation.
On le constate en examinant les lois proposées par les républicains modérés. Elles sont à leur image – prudentes –, mais elles définissent les libertés républicaines, qui concernent aussi bien le droit de réunion, d'association, de création de syndicats, de publication, que l'élection des maires, mais aussi le droit au divorce.
Ces lois votées entre 1881 et 1884 expriment à la fois la résolution et l'opportunisme de leurs initiateurs. Elles créent un « État de droit ».
Elles sont l'affirmation d'une démocratie parlementaire qui suit une voie moyenne, « modérée ».
De ce fait, Gambetta est écarté après un court et grand ministère d'une dizaine de semaines (novembre 1881-janvier 1882). L'homme est considéré comme trop « avancé », à l'écoute des couches populaires. Son échec comme président du Conseil, alors qu'il est le « leader » le plus prestigieux des républicains, qu'il a animé les campagnes contre le second Empire, puis Mac-Mahon, est révélateur d'un trait du fonctionnement politique de cette IIIe République.
Puisque le président de la République, quelle que soit son influence, se tient en retrait dans une fonction de représentation et d'arbitrage, l'exécutif est dans la dépendance des majorités parlementaires. Celles-ci varient au gré des circonstances et des ambitions individuelles qui, déplaçant quelques dizaines de voix, font ainsi « tomber » les gouvernements.