Par l'ampleur qu'elle prend de 1894 à 1906 – de la condamnation du capitaine pour espionnage à sa réhabilitation complète et à sa réintégration dans l'armée –, l'affaire Dreyfus est significative des divisions de l'âme de la France en cette fin de siècle.
Car la culpabilité de Dreyfus est dans un premier temps acceptée : seuls quelques proches la contestent.
Cela reflète d'abord la confiance que l'on porte à l'autorité militaire, liée à la volonté de revanche. Personne ne doute que l'Allemagne ne soit l'ennemi, capable de toutes les vilenies.
Ensuite, la vigueur de l'antisémitisme donne un crédit supplémentaire à la culpabilité de Dreyfus, Alsacien d'origine juive.
Cet antisémitisme ne touche pas seulement les milieux conservateurs qui condamnent le « peuple déicide » dans la tradition de l'antisémitisme chrétien. Il existe aussi un antisémitisme « populaire », républicain, socialiste, anticapitaliste. On répète les thèses de Toussenel exposées dans son livre Les Juifs, rois de l'époque, histoire de la féodalité financière. Juif, usurier et trafiquant sont « pour lui synonymes ».
Le livre d'Édouard Drumont (1844-1917), La France juive, rencontre un large écho, tout comme son journal, La Libre Parole, lancé en 1892. La presse catholique – La Croix, Le Pèlerin – reprend quotidiennement ces thèmes.
On mesure la difficulté qu'il y a à obtenir une révision du procès d'Alfred Dreyfus.
On se heurte à l'antisémitisme.
On est accusé d'affaiblir l'armée, donc, d'une certaine manière, de prendre parti pour l'Allemagne.
Dans ces conditions, le rôle d'un Clemenceau, d'un Péguy (1873-1914), d'un Jaurès, des intellectuels – le terme apparaît à l'époque –, de la Ligue des droits de l'homme qu'ils constituent, est déterminant.
C'est dans L'Aurore de Clemenceau que, le 14 janvier 1898, Zola, au faîte de sa gloire, publie son « J'accuse » : « Je n'ai qu'une seule passion, celle de la lumière... La vérité est en marche, rien ne l'arrêtera ! »
Le pays se divise en dreyfusards et antidreyfusards.
Les corps constitués, les monarchistes, les catholiques, les ligues – des patriotes, de la patrie française –, la France antirépublicaine, sont hostiles à la révision.
Les républicains avancés, les « professeurs », les socialistes – après avoir longtemps hésité : Dreyfus n'est-il pas un « bourgeois » ? – en sont partisans.
Cette bataille qui prend l'opinion à témoin, qui pousse les « intellectuels », les écrivains, à s'engager – Barrès contre Zola –, ces valeurs de vérité et de justice désormais considérées comme plus importantes que la « raison d'État », font de l'affaire Dreyfus un événement exemplaire témoignant qu'il y a bien une « exception française ».
La justice ne doit pas s'incliner devant l'armée.
Les valeurs de vérité et le respect des droits de l'homme sont supérieurs aux intérêts de l'État dès lors que celui-ci viole les principes.
Il est capital pour l'âme de la France qu'à la fin d'un combat de plus de dix ans les dreyfusards l'emportent.
Les « valeurs » s'inscrivent ainsi victorieusement au cœur du patriotisme républicain qui s'oppose à un nationalisme arc-bouté sur une vision sincère mais étroite des intérêts de l'État.
En ce sens, l'affaire Dreyfus prolonge la tradition qui avait vu Voltaire prendre parti pour Calas et le chevalier de La Barre contre les autorités cléricales et royales.
L'esprit républicain qui l'a emporté au terme de l'affaire Dreyfus va s'affirmer tout au long du xxe siècle avec le rôle combiné des intellectuels et de la Ligue des droits de l'homme (40 000 adhérents en 1906).
Mais ce sont davantage des personnalités extérieures à la société politique qui se sont engagées. Pour un Jaurès, que de silences prudents !
Quant au pays provincial et rural, aux notables locaux, ils ont été bien moins concernés par l'« Affaire » que les milieux parisiens. Les élections de 1898 changent peu la composition de l'Assemblée : Jaurès, dreyfusard, soutien de Zola, est battu.
Le souci de ne point affaiblir l'armée, dans la perspective d'une future confrontation avec l'Allemagne, en proclamant qu'elle a failli, intervient sans doute dans la réticence d'une large partie de l'opinion.
Ce qui tendrait à montrer qu'au fond les Français, qu'ils soient dreyfusards ou antidreyfusards, républicains ou ennemis de la « Gueuse », sont d'abord des patriotes, les uns privilégiant les valeurs des droits de l'homme identifiées à la République, les autres, la tradition étatique, certes, mais patriotique elle aussi.
À l'heure où, par l'alliance franco-russe (1893) et par le maintien, malgré des différends coloniaux, de bons rapports avec le Royaume-Uni, les gouvernements successifs préparent la « revanche », il est vital que la IIIe République soit capable de susciter, malgré les fractures de l'opinion, une « union patriotique ».
5
L'UNION SACRÉE
1907-1920
55.
De 1907 à 1914, la France marche vers l'abîme de la guerre en titubant.
D'un côté, elle semble décidée à l'affrontement avec l'Allemagne de Guillaume II afin de prendre sa revanche et de récupérer l'Alsace et la Lorraine tout en effaçant le souvenir humiliant de Sedan et de la débâcle de 1870.
Dans les milieux littéraires parisiens, après la réhabilitation de Dreyfus en juillet 1906, et comme pour affirmer que l'on continue à avoir confiance dans l'armée, on constate un renouveau du nationalisme et du militarisme.
Barrès, Maurras (1868-1952), mais aussi Péguy, l'ancien dreyfusard, chantent les vertus de la guerre : « C'est dans la guerre que tout se refait ; la guerre n'est pas une bête cruelle et haïssable, c'est du sport vrai, tout simplement », va-t-on répétant.
On vante la « race française », catholique, on se dit prêt au sacrifice, on institue la célébration nationale de Jeanne d'Arc.
On manifeste. On conspue les pacifistes, les socialistes, ce « Herr Jaurès qui ne vaut pas les douze balles du peloton d'exécution, une corde à fourrage suffira »...
En janvier 1913, une coalition rassemblant des élus traditionalistes (monarchistes), des républicains modérés, des radicaux-socialistes, élit Raymond Poincaré, le Lorrain, incarnation de l'esprit de revanche, président de la République.
Les diplomates et les militaires, qui échappent de fait au contrôle parlementaire, trouvent ainsi au sommet de l'État un appui déterminé. Ils font de la France la clé de voûte de la Triple-Entente entre Royaume-Uni, France et Russie.
Elle n'a pas été ébranlée par la défaite de la Russie face au Japon, en 1905, ni par la révolution qui a suivi. Elle souscrit des emprunts russes à hauteur de plusieurs milliards de francs-or. Elle appuie le tsar, qui tente de moderniser son pays sur les plans économique et politique.
Elle ne tient aucun compte de l'agitation « bolchevique » qui se déclare hostile à la guerre contre l'Allemagne et qui, à cette « guerre entre impérialismes », oppose le « défaitisme révolutionnaire ».
Dans cette préparation à la guerre, le haut état-major français obtient le vote d'une loi portant le service militaire à trois ans (avril 1913) pour faire face à une armée allemande plus nombreuse, la France ne comptant que quarante millions d'habitants et l'Allemagne, soixante.