Sans doute les socialistes quittent-ils le gouvernement en novembre 1917, reflétant par là la lassitude qui affecte tout le pays. Mais la personnalité de Clemenceau, président du Conseil, prolonge l'union sacrée. Il a un passé de républicain dreyfusard, même si, dans les milieux ouvriers, on se souvient du « premier flic de France », adversaire déterminé du socialisme. Il incarne un patriotisme intransigeant.
Sa volonté de « faire la guerre » et de conduire le pays à la victoire, la chasse qu'il fait à tous ceux qui expriment le désir d'en finir au plus vite par une paix de compromis donnent le sentiment que le pays est conduit fermement, que la République a enfin un chef à la hauteur des circonstances.
Certes, en poursuivant Joseph Caillaux, qui a été partisan d'une autre politique, pour intelligence avec l'ennemi, il règle de vieux comptes, en habile politicien. Mais, avec Clemenceau, avec Foch et Pétain, la République, qui reçoit en outre le soutien de centaines de milliers de soldats américains, doit et peut vaincre.
Après le 11 novembre 1918, Clemenceau sera surnommé le « Père la Victoire ».
La République et la France auront surmonté l'épreuve.
On sait à quel prix.
57.
La France a vaincu et survécu.
Mais l'ivresse qui a accompagné l'annonce de l'armistice n'a duré que quelques jours.
L'émotion et la joie se sont prolongées en Alsace et en Lorraine quand Pétain, Foch, Clemenceau et Poincaré ont rendu visite, en décembre 1918, aux provinces et aux villes libérées.
L'humiliation de 1870 était effacée, la revanche, accomplie.
Mais cette fierté n'empêche pas la France de découvrir quelle a, comme trop de ses fils, la « gueule cassée ».
On s'est battu quatre ans sur son sol. Forêts hachées par les obus, sols dévastés, villages détruits, mines de fer ou de charbon inondées, usines saccagées : il va falloir réparer.
L'amertume, la rancœur, parfois la rage, se mêlent, dans l'âme de la France, à l'orgueil d'avoir été vainqueur et au soulagement d'avoir survécu.
Les anciens combattants, qui se rassemblent, veulent rester « unis comme au front ». Ils ont des « droits », parce qu'ils ont payé l'« impôt du sang ». Ils exigent que le gouvernement se montre intransigeant, qu'il obtienne le versement immédiat des « réparations ». « Le Boche doit payer ! »
Et le gouvernement répond : « L'Allemagne paiera. »
Mais, déjà, l'historien Jacques Bainville écrit : « Soixante millions d'Allemands ne se résigneront pas à payer pendant trente ou cinquante ans un tribut régulier de plusieurs milliards à quarante millions de Français. Soixante millions d'Allemands n'accepteront pas comme définitif le recul de leur frontière de l'Est, la coupure des deux Prusse, soixante millions d'Allemands se riront du petit État tchécoslovaque... »
Ces lignes sont publiées dans L'Action française en mai 1919, au moment où les conditions du traité de paix sont transmises aux délégués allemands.
Les exigences sont dures, non négociables. Ce traité sera perçu comme un « diktat ».
Il prévoit la démilitarisation partielle de l'Allemagne. Le bassin houiller de la Sarre devient propriété de la France. Les Alliés occupent la rive gauche du Rhin ainsi que Mayence, Coblence et Cologne. Une zone démilitarisée de 50 kilomètres de large est instaurée sur la rive droite du Rhin.
L'Allemagne est jugée responsable de la guerre. Elle doit payer des réparations, livrer une partie de sa flotte, des machines, du matériel ferroviaire. Sur la frontière orientale, la Tchécoslovaquie est créée, la Pologne renaît, la Roumanie existe. Autant d'alliés potentiels pour la France.
Mais chaque clause du traité contient en germe une cause d'affrontement entre l'Allemagne et la France.
D'autant que celle-ci est seule : le président des États-Unis, Wilson, qui a réussi à imposer la création d'une Société des Nations, est désavoué à son retour aux États-Unis. Ceux-ci ne ratifieront pas les conclusions de la conférence de la paix (novembre 1919).
Le Royaume-Uni ne veut pas que l'Allemagne soit accablée, contrainte de payer. L'Italie a le sentiment que sa « victoire est mutilée ».
La France est seule. Orgueilleuse et amère, elle célèbre sa revanche.
Le traité de Versailles est signé dans la galerie des Glaces du château de Versailles, le 28 juin 1919, là même où a été proclamé l'Empire allemand, le 18 janvier 1871.
L'honneur et la gloire sont rendus à la patrie.
La fierté des anciens combattants est aussi méritée que sourcilleuse.
Mais on sent l'angoisse et une sorte de désespoir poindre et imprégner l'âme de la France.
Chaque village dresse son monument aux morts, et le deuil – le sacrifice des fils – se trouve ainsi inscrit au cœur de la vie municipale, dans les profondeurs de la nation.
C'est autour de ce monument aux morts qu'on se rassemble, que les anciens combattants se retrouvent « unis comme au front ».
Aux élections législatives du 16 novembre 1919, le Bloc national, constitué par les partis conservateurs et par les républicains modérés, remporte une victoire éclatante et constitue une « Chambre bleu horizon ». De nombreux anciens combattants y ont été élus.
C'est une défaite pour le Parti socialiste, dont le nombre d'adhérents a augmenté rapidement après l'armistice, qui regarde avec passion et enthousiasme les bolcheviks consolider leur pouvoir, qui s'insurge contre l'envoi de militaires français en Pologne, de navires de guerre en mer Noire, d'armes aux troupes blanches qui combattent les rouges.
Mais le verdict des urnes est sans appel : le suffrage universel renvoie l'image d'une France modérée, patriote, qui refuse l'idée de révolution. Même s'il existe des révolutionnaires dans les rangs de la CGT et au sein du Parti socialiste, qui souhaitent la sortie de l'Internationale socialiste et l'adhésion à la IIIe Internationale communiste.
Les oppositions sont vives entre la majorité Bloc national et la minorité séduite par le discours révolutionnaire.
Un signe ne trompe pas : en avril 1919, un jury d'assises a acquitté Raoul Villain, l'assassin de Jaurès.
Une manifestation de protestation rassemblant la « gauche » a eu lieu à Paris – la première depuis 1914. Elle montre la vigueur de cette composante de l'opinion, mais illustre aussi son caractère minoritaire.
En fait, après l'effort sacrificiel de la guerre, le pays se divise.
Chacun puise dans l'histoire nationale les raisons de son engagement.
Les socialistes tentés par le léninisme font un parallèle entre jacobinisme et bolchevisme. La révolution de 1789 – et surtout de 1793 –, la Commune de 1871, leur paraissent préfigurer la révolution prolétarienne et le communisme. La Russie est une Commune de Paris qui a réussi.
On affirme sa solidarité avec les soviets. Des marins de l'escadre française envoyée en mer Noire pour aider les blancs se mutinent.
On conteste la politique d'union sacrée qui a été suivie par les socialistes en 1914. On se convainc que c'était Lénine qui, en prônant le défaitisme révolutionnaire, avait raison.
Au mois de décembre 1920, à Tours, la majorité du Parti socialiste – contre l'avis de Léon Blum – accepte les conditions posées par Lénine pour l'adhésion à l'Internationale communiste.
À côté de la SFIO va désormais exister un Parti communiste, Section française de l'Internationale communiste (SFIC). L'Humanité de Jaurès devient son journal.
C'est donc sur la tradition française qu'est greffée la souche bolchevique.
En soi, cette volonté d'imitation d'une expérience étrangère, la soumission acceptée à Moscou, sont la preuve que, alors qu'elle est la première puissance du continent après la défaite de l'Allemagne, la France est devenue moins « créatrice » d'histoire, plutôt l'« écho » d'une histoire inventée ailleurs.