Et puis il y a les hommes politiques qui continuent à renverser les gouvernements au Parlement – la moyenne de durée d'un président du Conseil est de six mois !
Ils sont radicaux-socialistes, le parti clé de voûte de la IIIe République, dont les chefs – Édouard Herriot (1872-1957), Édouard Daladier (1884-1970) – peuvent s'associer aussi bien avec les socialistes qu'avec les républicains modérés, comme Poincaré – président de la République jusqu'en 1920, puis plusieurs fois président du Conseil.
Il y a ceux qui veulent oublier et la guerre et l'avenir.
Ils dansent et boivent (la consommation d'alcool a été multipliée par quatre entre 1920 et 1930). Ils se laissent emporter par les rythmes nouveaux des « années folles » (autour de 1925).
Car la France n'est pas seulement une « gueule cassée », elle a aussi « le diable au corps ».
L'auteur de ce roman, publié en 1923, Raymond Radiguet, écrit : « Je flambais, je me hâtais comme les gens qui doivent mourir jeunes et qui mettent les bouchées doubles. »
Et Léon Blum, le socialiste qui, en décembre 1920, au congrès de Tours, avait dit à ses camarades qui, majoritaires, allaient fonder le Parti communiste : « Pendant que vous irez courir l'aventure, il faut que quelqu'un reste pour garder la vieille maison », se souvient de ces années-là : « Il y eut quelque chose d'effréné, écrit-il, une fièvre de dépenses, de jouissance et d'entreprise, une intolérance de toute règle, un besoin de mouvement allant jusqu'à l'aberration, un besoin de liberté allant jusqu'à la dépravation. »
En fait, ceux qui s'abandonnent ainsi tentent de fuir la réalité française qui les angoisse.
Ils expriment avec frénésie leur joie d'avoir échappé à la mort, aux mutilations que leurs camarades, leurs frères, leurs pères, ont subies et dont ils portent les marques sur leurs visages, dans leurs corps amputés.
Ils rêvent à l'avant-guerre de 14, devenu la « Belle Époque », oubliant les violences, les injustices, les impuissances, les aveuglements qui avaient caractérisé les années 1900.
L'âme de la France se replie ainsi sur les illusions d'un passé idéalisé, d'un avenir pacifique, et, pour certains, d'une force capable d'imposer aux autres les solutions françaises.
C'est cette combinaison entre refus de voir, angoisse, désir de jouir, souvenir des morts et des malheurs de la guerre, croyance en l'invincibilité française, qui caractérise alors l'âme de la France.
On veut croire en 1923 que Poincaré, en faisant occuper militairement la Ruhr, en s'emparant de ce gage, réussira à obtenir que l'Allemagne paie les réparations que le traité de Versailles a fixées.
On veut croire qu'en construisant une ligne fortifiée (la ligne Maginot, du nom du ministre de la Guerre), comme le souhaite Pétain, on se protégera de l'invasion.
On imagine qu'en s'alliant avec les nouveaux États de l'Europe orientale (Pologne, Tchécoslovaquie, Yougoslavie), on contraindra l'Allemagne « cernée » à une politique pacifique.
Mais on sait aussi que la France s'est affaiblie. Moins de naissances. Aristide Briand confie : « Je fais la politique étrangère de notre natalité. »
On sait que le franc s'est effondré, que l'inflation ronge la richesse nationale, que les prix ont été multipliés par sept entre 1914 et 1928. Les rentiers et les salariés sont les victimes de cette érosion. Et le rétablissement de la stabilité monétaire entre 1926 et 1929 – le « franc Poincaré » – n'est qu'un répit.
On ne respecte pas les politiciens qui occupent à tour de rôle, comme au manège, les postes ministériels, et dont on sent bien qu'ils sont incapables d'affronter la réalité.
Les radicaux-socialistes sont de toutes les combinaisons. Le Cartel des gauches issu des élections de 1924 ne dure que deux années, et Herriot, le leader radical qui dit s'être heurté au « mur de l'argent », se retrouve dans le même gouvernement que Poincaré...
Les communistes, pour leur part, ont transformé leur parti en machine totalitaire, et leur leader, Maurice Thorez (1900-1964), suivant les directives de Moscou, mène une politique « classe contre classe » dont les premières cibles sont les socialistes. Le parti de Léon Blum est qualifié de « social-fasciste », de « social-flic » !
En fait, la France est divisée entre de grandes masses électorales stables. En 1924, en 1932, en 1936, ce sont quelques centaines de milliers d'électeurs – moins de 5 % du corps électoral – qui se déplacent pour donner une majorité de gauche.
La dépendance accrue de l'exécutif à l'égard des combinaisons parlementaires, la « mobilité » des radicaux qui parlent à gauche mais s'associent souvent avec la droite ou freinent les volontés de réforme, conscients du « conservatisme » de leurs électeurs, empêchent toute politique à longue portée.
Un républicain modéré comme André Tardieu (1876-1945), ancien collaborateur de Clemenceau, qui sera à l'origine de la création des assurances sociales (1928) et des allocations familiales (1932), jauge l'impuissance du système politique : il évoque la « révolution à refaire », mais quittera la vie politique devant l'impossibilité de réformer ce système.
Mais voici que la crise économique de 1929 bouleverse en quelques mois la situation mondiale.
Les hommes politiques français, eux, continuent à s'aveugler.
On célèbre l'empire colonial français lors de l'Exposition coloniale de 1931. On parle d'une France de 100 millions d'habitants au moment même où des troubles nationalistes secouent l'Indochine, où, après la guerre du Rif (1921-1923), la situation au Maroc reste périlleuse, où le nationalisme se manifeste en Algérie et en Tunisie.
Mais c'est surtout la politique de Briand qui vole en éclats.
L'Allemagne, frappée par la crise, ne paie plus les réparations.
Hitler devient chancelier le 30 janvier 1933 et le Reich quitte la Société des Nations, décide de réarmer et de remilitariser la rive gauche du Rhin.
Hitler tente même, en 1934, de s'emparer de l'Autriche (l'Anschluss).
Un front antiallemand se constitue, qui rassemble la France, le Royaume-Uni et l'Italie... fasciste.
Pour quelle politique ?
Quelle confiance peut-on avoir en Mussolini pour défendre les principes de la Société des Nations ?
Le ministre des Affaires étrangères, Barthou, retrouve la tradition de l'alliance franco-russe d'avant 1914. Mais la Russie, c'est l'URSS communiste, et le pacte franco-soviétique suscite l'opposition des adversaires du communisme. Barthou sera assassiné à Marseille en 1934 en même temps que le roi de Yougoslavie. La politique internationale avive ainsi les divisions de la vie politique française.
Contre l'Allemagne, soit ! Mais avec qui ? Mussolini ou Staline ?
Et pourquoi pas l'apaisement avec l'Allemagne nazie ? N'est-ce pas plus favorable aux intérêts français, à « nos valeurs » traditionnelles, que l'entente avec la Russie soviétique ?
Les passions idéologiques déchirent l'âme de la France. Des scandales – Stavisky – secouent le monde politique et font se lever une double vague d'antiparlementarisme : celui des ligues – Croix-de-Feu, Jeunesse patriotes, francistes – et celui des communistes.
Lorsque le gouvernement Daladier déplace le préfet de police de Paris – Chiappe –, soupçonné de complicité avec les ligues, celles-ci manifestent, le 6 février 1934.
Journée d'émeute : une dizaine de morts, des centaines de blessés place de la Concorde.
Paris n'avait pas connu une telle violence depuis plusieurs décennies.
Les Croix-de-Feu ne se sont pas lancés à fond dans la bataille. La prudence et la retenue de leur chef, le colonel de La Rocque, ont empêché qu'on jette « les députés à la Seine ».