D'un côté, les partisans du Front populaire crient : « Le fascisme ne passera pas ! » ; sur l'autre rive de l'opinion, on affirme que le fascisme exprime les « vertus » de la civilisation européenne.
Quand la guerre d'Espagne se déchaîne, cette fracture ne fait que s'élargir, même si des intellectuels catholiques tels Mauriac, Bernanos et Maritain tentent d'empêcher l'identification entre christianisme et fascisme ou franquisme.
Ces oppositions donnent la mesure de la profondeur de la crise nationale française.
Le gouvernement du Front populaire – avec les peurs et les haines qu'il suscite, dont l'antisémitisme est l'un des ressorts – avive ces tensions, même s'il refuse d'intervenir officiellement en Espagne. Les radicaux s'y seraient opposés. De même, les Anglais sont partisans de cette politique de non-intervention qui est un laisser-faire hypocrite, puisque Italiens et Allemands aident Franco.
Si « le Juif » Léon Blum a dissous les « ligues », elles se reconstituent sous d'autres formes : les Croix-de-Feu deviennent le Parti social français (PSF). Son « chef », le colonel de La Rocque, rassemble plus de deux millions d'adhérents qui défilent au pas cadencé !
Un autre mouvement, le Parti populaire français (PPF), créé par un ancien dirigeant communiste, Doriot, réunit plus de 200 000 adhérents autour de thèmes fascistes.
À ces partis légaux s'ajoutent des organisations « secrètes », comme le Comité social d'action révolutionnaire – la « Cagoule » –, financé par l'Italie fasciste, qui se livre à des attentats provocateurs et, à la demande de Mussolini, perpètre l'assassinat d'exilés politiques italiens comme celui des frères Rosselli.
Tous ces éléments semblent préfigurer une « guerre civile », même si la masse de la population reste dans l'expectative, d'abord soucieuse de paix intérieure et extérieure.
C'est cette tendance de l'opinion que les élites politiques suivent et flattent au lieu de l'éclairer sur les dangers d'une politique d'apaisement.
Dans ces conditions, aucune politique étrangère rigoureuse et énergique, à la hauteur des dangers qui menacent le pays, n'est conduite.
D'ailleurs, le système politique marqué par l'instabilité et l'électoralisme l'interdit.
Les radicaux demeurent le pivot sensible de toutes les combinaisons gouvernementales.
Le 21 juin 1937, ceux du Sénat font tomber Léon Blum, qui, sans illusions, demandait les pleins pouvoirs en matière financière.
C'en est fini du Front populaire, et, en novembre 1938, un gouvernement Daladier reviendra même sur les quarante heures. La grève générale lancée par la CGT sera un échec.
Ceux qui avaient cru à l'embellie, à l'élan révolutionnaire, sont dégrisés. Le mirage s'est dissipé. L'amertume succède à l'espérance.
On avait voulu croire aux promesses et aux réalisations du Front populaire.
On retrouve le scepticisme et on s'enferme dans la morosité et la déception.
La politique extérieure, elle, provoque le désarroi.
Quand, le 7 mars 1936, Hitler, en violation de tous les engagements pris par l'Allemagne, a réoccupé militairement la Rhénanie, le président du Conseil, le radical Albert Sarraut, a déclaré :
« Nous ne sommes pas disposés à laisser placer Strasbourg sous le feu des canons allemands ! »
Une réponse militaire française aurait pu alors facilement briser la faible armée allemande et le nazisme.
Mais, après ses rodomontades, le gouvernement français recule. Il ne veut pas se couper de l'Angleterre. Et, à la veille des élections législatives, il pense que le pays n'est pas prêt à une mobilisation que le haut état-major juge nécessaire si l'on veut contrer l'Allemagne.
Capitulation de fait, lâche soulagement...
Mussolini a compris où se situent la force et la détermination : en janvier 1937, il crée un « axe » italo-allemand, abandonnant à leur sort la France et l'Angleterre.
Même impuissance quand Hitler, en mars 1938, réalise l'Anschluss et entre, triomphant, dans Vienne.
Même renoncement à Munich, le 29 septembre 1938, et même lâche soulagement.
On veut croire que c'est « la paix pour une génération ». À son retour de Munich, on acclame Daladier, « le sauveur de la paix ».
Mais c'est tout le système d'alliances français qui se trouve détruit.
La Tchécoslovaquie est condamnée.
Pourquoi se battrait-on pour la Pologne, maintenant menacée par l'Allemagne qui veut recouvrer Dantzig ?
Et que peut penser l'URSS de cet accord de Munich qui, comme l'écrit un journal allemand, « élimine la Russie soviétique du concept de grande puissance » ?
Car la volonté d'écarter l'URSS de l'Europe et de pousser Hitler vers l'est est évidente à la lecture de l'accord de Munich.
En décembre 1938, le ministre des Affaires étrangères du Reich, Ribbentrop, vient signer à Paris une déclaration franco-allemande.
Ce n'est pas une alliance, mais c'est plus qu'un traité de non-agression.
Pour ne pas heurter les nazis, on a conseillé aux ministres juifs du gouvernement français de ne pas se rendre à la réception donnée à l'ambassade d'Allemagne.
Voilà jusqu'où sont prêtes à s'abaisser les élites politiques françaises !
Et c'est le gouvernement républicain d'un pays souverain, qu'aucune occupation ne contraint, qui prend cette décision !
Elle condamne un système politique et les hommes qui le dirigent.
Comment pourraient-ils demain, dans l'orage qui s'annonce, prendre les mesures radicales et courageuses qu'impose la guerre ?
En fait, écrit Marc Bloch, « une grande partie des classes dirigeantes, celles qui nous fournissaient nos chefs d'industrie, nos principaux administrateurs, la plupart de nos officiers de réserve, défendaient un pays qu'ils jugeaient d'avance incapable de résister ».
Marc Bloch ajoute : « La bourgeoisie s'écartait sans le vouloir de la France tout court. En accablant le régime, elle arrivait, par un mouvement trop naturel, à condamner la nation qui se l'était donné. »
2
L'ÉTRANGE DÉFAITE
1939-1944
60.
Pour l'âme de la France, 1939 est la première des années noires.
Le lâche soulagement qui avait saisi le pays à l'annonce de la signature des accords de Munich, la joie indécente qu'avaient manifestée les cinq cent mille Français massés de l'aéroport du Bourget à l'Arc de triomphe pour accueillir le président du Conseil Édouard Daladier, ne sont plus que souvenirs.
La guerre est là, fermant l'horizon.
Des dizaines de milliers de réfugiés espagnols franchissent la frontière française pour fuir les troupes franquistes qui, le 26 janvier 1939, viennent d'entrer dans Barcelone.
On ouvre des camps pour accueillir ces réfugiés qui incarnent la débâcle d'une République qui s'était donné un gouvernement de Frente popular.
Quelques semaines plus tard, le 15 mars, les troupes allemandes entrent dans Prague : violation cynique par Hitler des accords de Munich, et mort de la Tchécoslovaquie.
Quelques semaines encore, et Mussolini signe avec le Führer un pacte d'acier. Les deux dictateurs se sont associés pour conclure avec le Japon un pacte anti-Komintern, se constituant en adversaires de l'Internationale communiste dirigée par Moscou.
La France doit-elle dès lors conclure une alliance avec l'URSS contre l'Allemagne nazie ?