La question qui avait taraudé les élites politiques françaises revient en force. Elle provoque les mêmes clivages.
La droite rejette toujours l'idée d'un pacte franco-soviétique. Elle affirme qu'on doit poursuivre la politique d'apaisement, voire de rapprochement avec ces forces rénovatrices mais aussi conservatrices que sont le fascisme, le nazisme, le franquisme.
Bientôt – le 2 mars 1939 –, le maréchal Philippe Pétain sera nommé ambassadeur de France en Espagne auprès de Franco.
Mais, dans le même temps, quelques voix fortes s'élèvent à droite pour affirmer que parmi les périls qui menacent la France, « s'il y a le communisme, il y a d'abord l'Allemagne » (Henri de Kérillis).
L'industriel français Wendel est encore plus clair : « Il y a actuellement un danger bolchevique intérieur et un danger allemand extérieur, dit-il. Pour moi, le second est plus grand que le premier, et je désapprouve nettement ceux qui règlent leur attitude sur la conception inverse. »
En ces premiers mois de 1939, l'âme de la France est ainsi hésitante et toujours aussi divisée.
Mais on sent, de la classe politique au peuple, comme un frémissement de patriotisme, une volonté de réaction contre les dictateurs pour qui les traités ne sont que « chiffons de papier ».
On est révolté par les revendications des fascistes, qui, à Rome, prétendent que Nice, la Corse, la Tunisie et la Savoie doivent revenir à l'Italie.
À Bastia, à Nice, à Marseille, à Tunis, on manifeste contre ces prétentions qui donnent la mesure de l'arrogance du fascisme et de l'affaiblissement de la France.
Daladier, l'homme de Munich, prend la pose héroïque et patriotique : « La France, sûre de sa force, est en mesure de faire face à toutes les attaques, à tous les périls », déclare-t-il le 3 janvier 1939.
On se rassure.
Un million de Parisiens acclament le défilé des troupes françaises et anglaises, le 14 juillet 1939. Douze escadrilles de bombardement survolent Paris, Lyon et Marseille.
On se persuade – les observateurs du monde entier en sont convaincus – que l'armée, l'aviation et la marine françaises constituent encore la force militaire la plus puissante du monde.
Et il y a la ligne Maginot qui interdit toute invasion !
Car aucun Français ne veut la guerre, et l'on espère que la force française suffira à dissuader Hitler de la commencer. Les Allemands doivent se rappeler que la France les a vaincus en 1918.
Ainsi, chaque Français continue de penser que le conflit peut être évité.
Au gouvernement, Paul Reynaud, libéral, indépendant, qui joue aux côtés de Daladier un rôle de plus en plus important, prend des mesures « patriotiques ».
Les crédits militaires, que le Front populaire avait déjà très largement augmentés, le sont à nouveau.
L'ambassadeur allemand Otto Abetz, qui anime ouvertement un réseau proallemand dans les milieux intellectuels et artistiques, est expulsé (29 juillet 1939).
À Londres comme à Paris, des déclarations nombreuses réaffirment que les deux nations démocratiques n'accepteront pas que Hitler, sous prétexte de reprendre Dantzig, entre en Pologne.
« Nous répondrons à la force par la force ! »
Et à la question posée dans un sondage : « Pensez-vous que si l'Allemagne tente de s'emparer de Dantzig, nous devions l'en empêcher, au besoin par la force », 76 % des Français consultés répondent oui, contre 17 % de non.
Ce n'est ni l'union sacrée ni l'enthousiasme patriotique, plutôt une sorte de résignation devant les nécessités. Une acceptation qui pourrait devenir de plus en plus résolue si les élites se rassemblaient pour exprimer l'obligation nationale d'affronter le nazisme et le fascisme, de se battre et de vaincre parce qu'il n'y a pas d'autre issue.
Mais on entend toujours, parmi les élites, le refus de « mourir pour Dantzig ». Et c'est un ancien socialiste, Marcel Déat, qui le répète.
Le pacifisme reste puissant, toujours aussi aveugle à la menace nazie.
Il est influent dans les syndicats de l'enseignement proches des socialistes et au sein même de la SFIO.
Naturellement, le refus de la guerre antinazie est par ailleurs le ressort des milieux attirés par le nazisme, le fascisme ou le franquisme. L'écrivain Robert Brasillach, l'hebdomadaire Je suis partout, représentent ce courant.
À l'opposé, les communistes apparaissent comme les plus résolus à l'affrontement avec le « fascisme ».
Thorez, leur leader, propose un « Front des Français ».
Le PCF se félicite que des négociations se soient ouvertes, à Moscou, entre Français et Soviétiques. Ces derniers réclament le libre passage de leurs troupes à travers la Pologne pour s'avancer au contact des Allemands. Les Polonais s'y refusent. Ils savent depuis des siècles ce qu'il faut penser de l'« amitié » russe.
Seuls quelques observateurs avertis, comme Boris Souvarine, ancien communiste devenu farouchement antistalinien, n'écartent pas l'éventualité d'un accord germano-soviétique, sorte de figure inversée des accords de Munich, par lequel les deux partenaires, oubliant leurs oppositions idéologiques radicales, associeraient leurs intérêts géopolitiques : les mains libres pour Hitler à l'Est, assorties d'un nouveau partage de la Pologne entre Russes et Allemands, et, à l'Ouest, guerre ouverte contre la France et l'Angleterre.
Ni Berlin ni Moscou n'excluent la guerre entre eux, mais chacun pense que le temps gagné permettra de renforcer sa propre position.
L'aveuglement français face à cette éventualité d'un accord germano-russe participe aussi de la crise nationale.
Les idéologies paralysent la réflexion et repoussent la notion d'intérêt national loin derrière les préoccupations partisanes.
La nation, sa défense et ses intérêts ne sont ni le mobile des choix politiques ni le cœur de l'analyse politique.
C'est là un fait majeur.
Ainsi, pour les communistes, il faut d'abord défendre la politique soviétique, dont ils sont l'un des outils.
Ils en épousent tous les méandres, et, de cette manière, estiment sauvegarder les intérêts de la classe ouvrière française, autrement dit de la France elle-même.
L'idéologie communiste empêche la « compréhension » de ce que sont les intérêts de la nation, qui ne sauraient se réduire à ceux d'une classe, fût-elle ouvrière, encore moins à ceux d'une autre nation, se prétendrait-elle communiste.
Pour les pacifistes, le patriotisme n'est qu'un mot destiné à masquer le nationalisme qui est à l'origine de la guerre. Les nations ne sont que des archaïsmes, des structures d'oppression. Ce ne sont pas leurs intérêts qu'il faut défendre, mais ceux de l'humanité...
Ces pacifistes – qui influencent les socialistes – ne pensent plus en termes de nation.
Les radicaux-socialistes et les socialistes sont des politiciens enfermés dans les jeux du parlementarisme, incapables le plus souvent de prendre une décision et de l'imposer, fluctuant donc entre le désir de paix à tout prix – le « lâche soulagement » – et les rodomontades patriotiques – celles d'un Daladier – intervenant trop tard et qui ne sont pas suivies d'actes d'autorité.
Les modérés, les conservateurs, se souviennent de la « Grande Peur » qu'ils ont éprouvée à nouveau au moment du Front populaire.
Ils craignent les désordres. La guerre antifasciste pourrait permettre aux communistes de prendre le pouvoir, créant une sorte de Commune victorieuse grâce à la guerre.
Ils sont sensibles aux arguments des minorités favorables à une entente avec le fascisme, le franquisme et même le nazisme.
Le succès en Europe de ces régimes d'ordre les fascine. Ils estiment que le moment est peut-être venu, pour les « modérés », de prendre leur revanche sur les partisans d'une République « sociale » qui, à leurs yeux, ont dominé depuis 1880 et sûrement depuis 1924.