D'une certaine manière, et bien qu'ils ne soient qu'une minorité, leur propagande renoue avec le vieux fonds pacifiste, antimilitariste, qui travaille une partie du peuple français.
On s'arrange donc de cette « drôle de guerre » sans grande bataille offensive, ponctuée seulement d'« activités de patrouille ». Les élites cherchent tant bien que mal à sortir d'un conflit qu'elles n'ont pas voulu.
Quand les Soviétiques agressent – en novembre – la Finlande, on s'enflamme pour l'héroïsme de ce petit pays dont la résistance est aussi soutenue par... l'Allemagne. On rêve à un renversement d'alliance, à attaquer l'URSS par le sud, à prendre Bakou.
L'idée d'une paix avec Hitler fait son chemin et prolonge la politique d'apaisement de 1938.
Comment, dans ces conditions, le peuple et les troupes seraient-ils préparés à une « vraie » guerre ?
Qui lit, parmi les 80 personnalités auxquelles il l'adresse, le mémorandum du général de Gaulle intitulé L'Avènement de la force mécanique, dans lequel il écrit : « Cette guerre est perdue, il faut donc en préparer une autre avec la machine » ?
On se réveille en plein cauchemar le 10 mai 1940.
La pointe de l'offensive allemande est dans les Ardennes, réputées infranchissables, et Pétain avait approuvé qu'on ne prolongeât pas la ligne Maginot dans ce massif forestier : la Meuse et lui ne constituaient-ils pas des obstacles naturels bien suffisants ?
Symboliquement, c'est autour de Sedan, comme en 1870, que se joue le sort de la guerre.
Les troupes françaises entrées en Belgique sont tournées.
Il suffit d'une bataille de cinq jours pour que le front soit rompu. À Dunkerque, trois cent mille hommes sont encerclés et évacués par la flotte britannique qui sauve d'abord ses propres soldats.
En six semaines, l'armée française n'existe plus.
Le 14 juin, les Allemands entrent dans Paris.
L'exode de millions de Français – mitraillés – encombre toutes les routes.
Un pays s'effondre.
Le 16 juin, Paul Reynaud, qui a succédé en mars comme président du Conseil à Daladier – et qui a nommé de Gaulle, le 5 juin, sous-secrétaire d'État à la Guerre –, démissionne, remplacé par Philippe Pétain. Le général Weygand, généralissime, a accrédité la rumeur selon laquelle une Commune communiste aurait pris le pouvoir à Paris. La révolution menace. Il faut donc arrêter la guerre.
Le 17 juin, sans avoir négocié aucune condition de reddition et d'armistice, Pétain, s'adresse au pays :
« C'est le cœur serré que je vous dis aujourd'hui qu'il faut cesser le combat. Je me suis adressé cette nuit à l'adversaire pour lui demander s'il est prêt à rechercher avec nous, entre soldats, après la lutte, dans l'honneur, les moyens de mettre un terme aux hostilités. »
Des centaines de milliers de soldats se battaient encore.
Cent trente mille étaient déjà tombés dans cette guerre où les actes d'héroïsme se sont multipliés dès lors que les officiers menaient leurs troupes à la bataille.
Mais le discours de Pétain paralyse les combattants. Pourquoi mourir puisque l'homme de Verdun appelle à déposer les armes alors que l'armistice n'est même pas signé ?
De Gaulle, qui a déjà jugé que la prise du pouvoir par Pétain « est le pronunciamiento de la panique », s'insurge contre cette trahison.
La France dispose d'un empire colonial, lance-t-il. La France a perdu une bataille, mais n'a pas perdu la guerre.
Le 18 juin, il parle de Londres : « Le dernier mot est-il dit ? L'espérance doit-elle disparaître ? La défaite est-elle définitive ? Non ! La France n'est pas seule... Cette guerre est une guerre mondiale... Quoi qu'il arrive, la flamme de la Résistance française ne doit pas s'éteindre et ne s'éteindra pas. »
Voix isolée, qui n'est pas entendue dans un pays vaincu, envahi, livré.
Certes ici et là on refuse la reddition. On veut gagner l'Angleterre. On accomplit les premiers gestes de résistance – ce mot que de Gaulle vient de « réinventer ».
À Chartres, le préfet Jean Moulin tente de se suicider pour ne pas signer un texte infamant pour les troupes coloniales.
Mais la France, dans sa masse, est accablée, anéantie.
À Bordeaux, où le gouvernement s'est replié, on arrête Georges Mandel, l'ancien collaborateur de Clemenceau, républicain intransigeant, patriote déterminé.
On le relâchera, mais le temps de la revanche des anti-républicains commence.
C'est le triomphe, par la défaite et l'invasion, d'une partie des élites, celles qui, dans la République, s'étaient senties émigrées, ou bien dont les ambitions n'avaient pu être satisfaites.
Quant au peuple, il pleure déjà ses soldats morts – et les prisonniers.
Il est à la fois désemparé et soulagé.
Comment ne pas avoir confiance en Pétain, le vainqueur de Verdun ?
À Vichy, le 10 juillet 1940, le Maréchal devient chef de l'État.
Il annonce une Révolution nationale.
Dans quelques mois, on fera chanter dans les écoles, en lieu et place de La Marseillaise bannie :
Maréchal, nous voilà
Devant toi le sauveur de la France
Nous saurons, nous tes gars
Redonner l'espérance
La patrie renaîtra
Maréchal, Maréchal, nous voilà !
62.
1940 : pour la France, c'est le malheur de la défaite et de l'occupation, le règne des restrictions et des vilenies, des lâchetés, même si brûlent quelques brandons d'héroïsme que rien ne semble pouvoir éteindre.
Mais ce sont bien les temps du malheur.
Pétain répète le mot comme un vieux maître bougon qui sait la vérité et veut en persuader le peuple.
Il fustige : le malheur est le fruit de l'indiscipline et de l'esprit de jouissance, mâchonne-t-il. Et tout cela, qui remonte à la Révolution française, doit être déraciné.
Plus de Marseillaise, donc, mais Maréchal nous voilà.
Plus de 14 Juillet, mais célébration de Jeanne d'Arc et institution de la fête des Mères.
Plus de bonnet phrygien, mais la francisque, devenue emblème du régime. Il ne faut plus laisser les illusions, les perversions, corrompre les jeunes qu'on rassemble dans les « Chantiers de jeunesse ».
Quant aux anciens de 14-18, dont Pétain est le glorieux symbole, ils doivent se réunir dans la Légion française des combattants. On les voit, la francisque à la boutonnière, acclamer Pétain à chacun de ses voyages officiels.
Il est le « Chef aimé ». Il suit la messe aux côtés des évêques. Il se promène dans les jardins de l'hôtel du Parc, à Vichy, devenu capitale de l'État français.
On le vénère. On le croit quand il dit, de sa voix chevrotante, pour consoler et rassurer :
« Je fais à la France le don de ma personne pour atténuer son malheur. »
Mais l'armistice a attaché la France à la roue d'une vraie capitulation. Et l'occupant, « correct » et « souriant » aux premiers mois d'occupation, pille, démembre, tente d'avilir le pays.
La nation est partagée en deux par une ligne de démarcation : zone occupée, zone libre.
Il y aura même un ambassadeur de France – du gouvernement de Vichy – à Paris !
L'Alsace et la Lorraine sont allemandes, gouvernées par un Gauleiter. Les jeunes gens vont être enrôlés dans la Wehrmacht.
Le Nord et le Pas-de-Calais sont rattachés au commandement allemand de Bruxelles, et une zone interdite s'étend de la Manche à la frontière suisse.
L'Allemand puise dans les caisses : chaque jour, la France lui paie une indemnité suffisante pour nourrir dix millions d'hommes. Il achète avec cet argent les récoltes, les usines, les tableaux.
Les Français qui avaient espéré le retour rapide à l'avant-guerre, le rapatriement des prisonniers, le départ des occupants, s'enfoncent dans l'amertume et le désespoir. Le rationnement, la misère, le froid et l'humiliation ne prédisposent pas à l'héroïsme.