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La voiture, l'électroménager, la vie urbaine, modifient les comportements. Une France différente apparaît. Les mœurs changent. Les femmes ont le droit de vote, elles travaillent. Et un véritable baby-boom – préparé par les mesures natalistes de Paul Reynaud en 1938, puis de Vichy – marque ces années 1946-1954 et confirme la vitalité de la nation. L'« étrange défaite » ne l'a pas terrassée.

Cet après-guerre illustre ainsi la capacité qu'à toujours eue la France, au long de son histoire, à basculer dans les abîmes, à connaître les débâcles, à sembler définitivement perdue parce que divisée, dressée contre elle-même, envahie, « outragée », puis à se ressaisir, renaître tout à coup et reprendre sa place parmi les plus grands.

Autre caractéristique de l'histoire nationale : les crises qui mettent en cause l'âme du pays sont celles qui associent les maladies internes du système politique et les traumatismes nés de la confrontation avec le monde extérieur.

C'est presque toujours dans ses rapports avec les « autres » que la France risque de se briser. Comme si, trop narcissique, trop enfermée dans son hexagone, trop persuadée de sa prééminence, elle pensait depuis toujours qu'elle l'emporterait sur ceux qui osent la défier.

Simplement parce qu'elle est la France.

Cette France « que la Providence a créée pour des succès achevés ou des malheurs exemplaires [...] n'est réellement elle-même qu'au premier rang... La France ne peut être la France sans la grandeur » (de Gaulle).

Elle ne « voit » pas les autres tels qu'ils sont, y compris ceux qui participent, quoique différents et éloignés de la métropole, à l'Union française, nom donné par la IVe République à l'empire colonial.

C'est sur ce terrain que le système politique va affronter les crises les plus graves.

Le jeu politicien, qui peut être le moyen de régler avec habileté une crise sociale – on élargit sa majorité, on renverse un président du Conseil, on accorde quelques satisfactions aux syndicats –, ne suffit plus.

C'est d'insurrection nationale – et communiste – qu'il s'agit, en 1946, en Indochine. Paris a réagi en faisant bombarder Haiphong.

L'année suivante, la rébellion de Madagascar est noyée dans le sang, comme l'a été, le 8 mai 1945, l'émeute algérienne de Sétif.

Or ces répressions ne résolvent pas le problème posé.

Et le système, prisonnier de ses indécisions, va conduire, de 1946 à 1954, une « sale guerre » en Indochine, ponctuée de défaites, de scandales, de protestations – « Paix en Indochine ! » crieront les communistes.

Des milliers de soldats et d'officiers tombent dans les rizières.

À partir de 1949, la victoire communiste en Chine apporte au Viêt-minh une aide en matériel qui rend encore plus précaire la situation des troupes françaises.

Les chefs militaires jugent que le « système » refuse de leur donner les moyens de vaincre. Le 7 mai 1954, lorsqu'il sont défaits à Diên Biên Phu, dans une bataille « classique », ils le ressentent douloureusement et mettent en cause le régime. Cette défaite ébranle la IVe République.

Pierre Mendès France, combattant de la France libre, radical courageux, est investi le 18 juin 1954. Président du Conseil, il veut incarner, porté par un mouvement d'opinion, une « République moderne » apte à rénover le pays et dont le chef soit capable de prendre des décisions.

C'est un nouveau style politique qui apparaît avec « PMF ».

Il cherche le contact direct avec l'opinion. Un journal est lancé – L'Express – pour le soutenir.

L'homme, vertueux, récuse le soutien des députés communistes. Il ne veut pas des voix des « séparatistes ».

Le 20 juillet 1954, il signe un accord de paix avec le Viêt-minh sur la base de la division provisoire de l'Indochine à hauteur du 17e parallèle. Après ce succès, Mendès France évoque à Carthage un nouveau statut pour la Tunisie.

Pour les uns, la « droite conservatrice », il est celui qui « brade » l'empire.

Pour les autres, la gauche réformatrice et certains gaullistes, il est l'homme politique qui peut rénover la République.

Mais, dans le cadre des institutions existantes, il est à la merci d'un changement de majorité, de la défection de quelques députés.

On lui reproche de ne pas s'être engagé dans la bataille à propos de la Communauté européenne de défense contre laquelle se sont ligués communistes, gaullistes et tous ceux qui sont hostiles au réarmement allemand.

La France rejette la CED le 30 août 1954. Une majorité de l'opinion a refusé d'entamer la souveraineté nationale en matière de défense.

La position de Pierre Mendès France est en outre fragilisée par les attentats qui se produisent en Algérie le 1er novembre 1954, et qui, par leur nombre, annoncent, quelques mois après la défaite de Diên Biên Phu, qu'un nouveau front s'est ouvert.

PMF déclare : « Les départements d'Algérie constituent une partie de la République française. Ils sont français depuis longtemps, et d'une manière irrévocable. »

Et son ministre François Mitterrand de préciser : « L'Algérie c'est la France ! »

Malgré ces déclarations martiales, Pierre Mendès France est renversé le 5 février 1955.

Au-delà même des désaccords politiques qu'on peut avoir avec le président du Conseil, il est dans la logique même du système de ne pas tolérer, à la tête de l'exécutif, une personnalité politique qui s'appuie sur l'opinion et peut ainsi contourner les députés. Le régime d'assemblée peut laisser un chef de gouvernement tenter de régler à ses risques et périls un problème brûlant, la guerre d'Indochine. Mais sa réussite même implique qu'il soit renvoyé pour ne pas attenter, par son autorité et son prestige, aux pouvoirs du Parlement.

Ce régime a besoin de médiocres. Il se défait des gouvernants trop populaires.

Or Pierre Mendès France l'était.

Mais ce système ne peut fonctionner et durer que si les crises qu'il affronte sont aussi « médiocres » que les hommes qu'il promeut. Or, le 1er novembre 1954, l'Algérie et la France ont commencé de vivre une tragédie.

66.

En une dizaine d'années, de 1945 à 1955, la France a repris le visage et la place d'une grande nation.

L'abîme de 1940 semble loin derrière elle, mais, sous ses pas qui se croient assurés, le sol s'ouvre à nouveau.

L'armée est humiliée après Diên Biên Phu.

Et voici qu'on s'apprête à abandonner Bizerte, la grande base militaire de la Méditerranée, parce qu'on accorde l'indépendance à la Tunisie.

On a agi de même au Maroc.

Or on commence déjà à égorger en Algérie. Un Front de libération nationale (FLN) s'est constitué. En août 1955, dans le Constantinois, il multiplie les attentats, les assassinats.

Va-t-on abandonner à son tour l'Algérie ?

Elle est composée de départements. On y dénombre, face à 8 400 000 musulmans, 980 000 Européens.

Les officiers, vaincus en Indochine, soupçonnent le pouvoir politique d'être prêt à une nouvelle capitulation, bien qu'il répète : « L'Algérie c'est la France. »

Le chef d'état-major des armées fera savoir au président de la République, René Coty, que « l'armée, d'une manière unanime, ressentirait comme un outrage l'abandon de ce patrimoine national. On ne saurait préjuger de sa réaction de désespoir. »

Ce message émane, au mois de mai 1958, du général Salan, commandant en chef en Algérie.

Si ce mois de mai 1958 marque le paroxysme de la crise, en fait, dès janvier 1955, tout est en place pour la tragédie algérienne.

Lorsqu'il publie un essai sous ce titre, en juin 1957, Raymond Aron a clairement identifié les termes du problème : la France ne dispose pas des moyens politiques, diplomatiques et moraux pour faire face victorieusement aux revendications nationalistes.