On en oublie même que sa présidence a d'abord été tout entière dominée par la tragédie algérienne, qui ne trouve sa fin, dans la douleur, l'amertume, la colère, parfois la honte, le remords et le sang, qu'en 1962.
De Gaulle ne peut déployer son projet pour la France qu'après avoir arraché le pays au guêpier algérien. Mais il a consacré à cette tâche plus de quatre années, et il ne lui en reste que cinq – de 1963 à 1968 – pour ouvrir et conduire des chantiers vitaux pour la nation, avant les manifestations de mai 1968.
Ces dernières le conduisent à s'assurer en 1969 que le « pays réel » lui accorde toujours sa confiance.
Au vu de la réponse, il se retire.
D'ailleurs, dès 1958, et tout au long des étapes qui marquent sa politique algérienne, de Gaulle a procédé, de même, à des « vérifications » électorales par consultation des députés ou le plus souvent par référendum.
Il fait ainsi légitimer – par le peuple directement, indirectement par les élus – les initiatives qu'il prend.
En septembre 1959, les députés approuvent sa politique d'autodétermination par 441 voix contre 23.
« Le sort des Algériens, dit-il, appartient aux Algériens non point comme le leur imposerait le couteau et la mitraillette, mais suivant la volonté qu'ils exprimeront par le suffrage universel. »
Ce qui suscite une émeute à Alger chez les partisans de l'Algérie française : cette « journée des barricades » (24 janvier 1960) provoque la mort de 14 gendarmes auxquels les parachutistes n'ont pas apporté le soutien prévu.
Ainsi se dessine un péril qu'aucune République française n'a jamais réellement affronté : celui d'un coup d'État militaire, bien plus grave que la tentative personnelle d'un général cherchant l'appui de l'armée.
Quand, le 14 novembre 1960, de Gaulle déclare : « L'Algérie algérienne existera un jour », il fait approuver ce « saut » vers l'indépendance algérienne par voie de référendum.
Il obtient un « oui franc et massif » : 75,26 % des voix.
Mais une Organisation armée secrète (OAS) s'est créée, qui va multiplier les attentats, les assassinats.
Pis : un « putsch des généraux » s'empare du pouvoir à Alger (21 avril 1961). Il vise à renverser le régime.
Cette rébellion, fait unique dans l'histoire des républiques, souligne la profondeur de la crise, le traumatisme qui secoue l'âme de la France.
La nation mesure qu'elle vit un tournant de son histoire, la fin, dans la souffrance, d'une époque impériale – quel sort pour les Français d'Algérie, ce territoire si profondément inséré dans la République, celui dont tous les gouvernements ont assuré qu'il était la France, unie « de Dunkerque à Tamanrasset » ?
De Gaulle condamne le « pouvoir insurrectionnel établi en Algérie par un pronunciamiento militaire ». Il stigmatise ce « quarteron de généraux » en retraite (Salan, Challe, Jouhaud, Zeller) qu'inspirent des « officiers fanatiques ».
Cette tentative, en rupture avec toutes les traditions nationales, va échouer, le pouvoir légitime de De Gaulle recevant l'appui de l'ensemble des soldats du contingent et d'une majorité d'officiers.
Dès lors, en dépit des attentats perpétrés par l'OAS, des manifestations de la population algéroise (la troupe tire sur les pieds-noirs, rue de l'Isly et dans certains quartiers d'Alger, faisant plus de cinquante morts), un accord de cessez-le-feu est conclu à Évian le 18 mars 1962.
Il est approuvé par près de 90 % des Français consultés par référendum le 19 avril.
Fin de la guerre commencée il y a plus de sept années, le 1er novembre 1954.
Mais, pour des centaines de milliers de personnes, ce cessez-le-feu, cette reconnaissance de l'unité du peuple algérien, de sa souveraineté sur le Sahara – dont de Gaulle avait espéré conserver la maîtrise –, est la dernière et la plus douloureuse station d'un calvaire.
Européens d'Oran enlevés, assassinés.
Musulmans tués par des commandos de l'OAS qui veulent créer le chaos.
Dizaines de milliers de « supplétifs » de l'armée française – les harkis – abandonnés, donc livrés aux tueurs, aux tortionnaires.
Horreur partout.
Désespoir des pieds-noirs qui n'ont le choix qu'« entre la valise et le cercueil ».
Seule une minorité de quelques milliers d'Européens restera en Algérie, malgré les menaces et les assassinats perpétrés par les tueurs du FLN en réponse à ceux de l'OAS.
L'été 1962 est ainsi une période sinistre dont les Français de métropole n'ont pas une conscience aiguë.
C'est l'un des traits de l'histoire nationale que de vouloir « oublier » la crise et les drames que l'on vient de vivre.
On est heureux du retour des soldats du contingent, même si près de 30 000 sont morts ou ont disparu.
Qui se soucie des 100 000 harkis assassinés ou des centaines de milliers de victimes algériennes (500 000 ?) ?
On veut aussi oublier les dizaines d'Algériens tués à Paris le 17 octobre 1961 alors qu'ils manifestaient pacifiquement.
On oublie les 8 morts du métro Charonne qui protestaient contre l'OAS.
On veut refouler cette période tragique.
Un nouveau Premier ministre, Georges Pompidou, a été nommé dès le 14 avril 1962 en remplacement de Michel Debré.
Une autre séquence politique commence. On veut pouvoir entrer dans le monde de la consommation – télévision, réfrigérateur, machine à laver, voiture – qui rythme le nouveau mode de vie. Les « colonies » appartiennent au passé. La guerre d'Algérie est perçue comme une incongruité, un archaïsme à oublier. On détourne la tête pour ne pas voir les « rapatriés ». Quant aux soldats rentrés d'Algérie, ils se taisent et étouffent leurs souvenirs, leurs remords, rêvant à leur tour d'acheter une voiture, Dauphine ou Deux-Chevaux.
Dans ce contexte, l'attentat perpétré contre de Gaulle au Petit-Clamart, le 22 août 1962, par le colonel Bastien-Thiry – arrêté en septembre, condamné à mort, exécuté après le rejet de sa grâce – révolte, tout comme avaient scandalisé les attentats de l'OAS commis à Paris contre certaines personnalités – et qui avaient blessé de leurs voisins : ainsi une enfant aveuglée lors de l'attentat contre Malraux.
De Gaulle, sorti indemne de la fusillade du Petit-Clamart qui crible de balles sa voiture, va tirer parti de l'événement.
Il décide de soumettre à référendum une révision de la Constitution. Le président de la République sera désormais élu au suffrage universel direct. Toute la classe politique – hormis les gaullistes – s'élève contre ce projet censé conforter le « pouvoir personnel » et qu'on identifie à une procédure plébiscitaire.
Pour de Gaulle, c'est la clé de voûte des institutions républicaines : « L'accord direct entre le peuple et celui qui a la charge de le conduire est devenu, dans les temps modernes, essentiel à la République. »
La presse se déchaîne, à la suite des hommes politiques, faisant campagne contre de Gaulle. Le président du Sénat, Gaston Monnerville, parle de forfaiture. Une motion de censure est votée à l'Assemblée.
Mais 61,75 % des votants répondent oui lors du référendum du 28 octobre 1962. Et, aux élections législatives du 25 novembre, le parti gaulliste frôle la majorité absolue. De Gaulle a remporté une double victoire sur les partis.
La Ve République prend ainsi sa forme définitive.
De Gaulle, en stratège, s'est appuyé sur la tragédie algérienne pour retrouver le pouvoir et lui donner une Constitution conforme à ses vues.
Ayant tranché le nœud gordien algérien, il peut enfin déployer ses projets pour la France.
La nation le suivra-t-elle alors qu'elle aspire à la consommation ?
« Nous vivons, dit de Gaulle, évoquant cette année 1962, un précipité d'histoire. »