Выбрать главу

L'Angélus (1895)

Chapitre I

La pendule sonna six heures et la comtesse de Brémontal, quittant des yeux le livre qu'elle lisait, les leva vers le cadran d'un beau cartel Louis XVI accroché sur le mur ; puis, d'un lent regard, elle parcourut son grand salon, sombre malgré les autres lampes, deux sur la table, où beaucoup de livres traînaient, et deux sur la cheminée. Un feu de bûches, flambant dans l'âtre, un feu de campagne, un feu de château, jetait aussi une lueur à éclats sur les murs, éclairant des tapisseries à personnages, des cadres dores, des portraits de famille et les hauts rideaux, d'un rouge foncé, qui voilaient et drapaient les fenêtres. Malgré toutes ces lumières, la vaste pièce était triste, un peu froide, pénétrée par l'hiver. On sentait du dehors l'âpre rigueur de l'air et le souffle du vent, glacé par le tapis de neige étendu sur la terre, qui faisait craquer les arbres du parc. La comtesse se leva ; de sa démarche un peu lente, un peu traînante de jeune femme enceinte, elle vint s'asseoir devant le foyer et tendit ses pieds à la flamme. Les bûches embrasées lui jetèrent à la face l'émanation de leur vive chaleur, une sorte de caresse brûlante et même un peu brutale, tandis qu'elle sentait en même temps son dos, ses épaules et sa nuque tressaillir encore sous le frisson de l'atmosphère de mort, dont cet hiver terrible enveloppait la France. Cette sensation du froid glissait partout en elle, entrée dans son âme autant que dans son corps, et à cette angoisse physique se joignait celle de l'immense catastrophe abattue sur la patrie. Torturée par ses nerfs, ses soucis, ses atroces pressentiments, Mme de Brémontal se leva de nouveau. Où est-il à cette heure, lui, son mari, dont elle n'a reçu depuis cinq mois aucune nouvelle ? Prisonnier des Prussiens ou tué ? Martyrisé dans une forteresse ennemie ou enterré dans un trou, sur un champ de bataille, avec tant d'autres cadavres dont la chair décomposée est mêlée à la chair des voisins et tous les ossements confondus. Oh ! Quelle horreur ! Quelle horreur !

Elle marchait maintenant de long en large dans le grand salon silencieux, sur ces épais tapis qui mangeaient le bruit léger de ses pas. Jamais elle n'avait senti peser sur elle encore une détresse aussi épouvantable. Qu'allait-il arriver de nouveau ? Oh ! L’affreux hiver, hiver de fin du monde qui détruisait un pays entier, tuant les grands fils des pauvres mères, espoir de leurs cœurs et leur dernier soutien, et les pères des enfants sans ressources, et les maris des jeunes femmes. Elle les voyait agonisants et mutilés par le fusil, le sabre, le canon, le pied ferré des chevaux qui avaient passé dessus, et ensevelis en des nuits pareilles, sous ce suaire de neige taché de sang.

Elle sentit qu'elle allait pleurer, qu'elle allait crier, écrasée par la peur de l'inconnaissable lendemain, et elle regarda l'heure de nouveau. Non, elle n'attendrait pas seule le moment où son père, le curé du village et le médecin allaient venir, car ils devaient dîner chez elle. Mais pourraient-ils seulement sortir de leurs maisons et parvenir au château ? Son père surtout l'inquiétait. Il devait suivre dans son coupé le bord de la Seine, sur le chemin de halage, pendant plusieurs kilomètres. Le cocher était vieux et sûr, connaissant la route comme la connaissait son cheval ; mais cette nuit-là semblait prédestinée aux malheurs. Les deux autres invités, habitués de presque tous les soirs d'ailleurs, avaient à passer le fleuve en bateau, c'était pis encore. Jamais la glace n'arrêtait le courant en cet endroit où le flot de la mer, à qui rien ne résiste, montait à chaque marée ; mais d'énormes glaçons charriés dans le remous descendaient de la haute France et pouvaient chavirer la barque du passeur.

La comtesse revint vers la cheminée, prit le cordon de sonnette et tira.

Un ancien domestique parut. Elle lui dit :

— Le petit ne dort pas encore ?

— Je ne crois pas, Madame la comtesse.

— Dites à Annette de me l'amener, j'ai envie de l'embrasser.

— Oui, Madame la comtesse.

Le serviteur sortait, elle le rappela :

— Pierre !

— Madame la comtesse ?

— Est-ce qu'il n'y a pas de danger pour M. Boutemart à venir au bord de l'eau, en voiture, par un temps comme celui-ci ?

Le vieux Normand répondit :

— Aucun, Madame la comtesse. Le cocher Philippe et son cheval Barbe sont bien apaisés tous les deux, et ils savent le chemin, pour sûr.

Rassurée sur le sort de son père, elle demanda encore :

— Et les gens de La Bouille, MM. le curé et le Docteur Paturel, est-ce quels peuvent traverser l'eau sans péril au milieu des glaçons qui flottent ?

— Oui, oui, Madame la comtesse : le père Pichard est un malin qui ne craint pas les banquises. Et puis il a un gros bateau d'hiver où il fait passer une vache ou un cheval à l'occasion.

— Bon, dit-elle. Faites descendre mon petit Henri.

Elle se rassit devant sa table, et ouvrit un livre.

C'étaient Les Contemplations et elle tomba, par hasard, sur ces vers, fin de La Fête chez Thérèse :

« La nuit vint ; tout se tut ; les flambeaux s'éteignirent ; Dans les bois assombris les sources se plaignirent ; Le rossignol, caché dans son nid ténébreux, Chanta comme un poète et comme un amoureux. Chacun se dispersa sous les profonds feuillages, Les folles en riant entraînèrent les sages ; L'amante s'en alla dans l'ombre avec l'amant ; Et, troublés comme on l'est en songe, vaguement, Ils sentaient par degrés se mêler à leur âme, A leurs discours secrets, à leurs regards de flamme, A leur cœur, à leurs sens, à leur molle raison, Le clair de lune bleu qui baignait l'horizon. »

Le cœur de la comtesse se serra à la pensée qu'il y avait de ces nuits-là, et d'autres comme celle-ci. Pourquoi ces contrastes, cette douceur charmeuse et cette férocité de la nature ?

La porte s'ouvrit, elle se leva, et une jeune bonne, une belle Normande à la chair franche, fit entrer, en le tenant par la main, un petit garçon de quatre ans que ses cheveux bouclés et blonds couronnaient comme une lumière frisée sous le reflet des lampes.

— Vous me le laisserez jusqu'à l'arrivée de ces messieurs, dit la comtesse.

Et quand la femme de chambre fut partie, elle assit sur ses genoux l'enfant et le regarda dans les yeux. Ils se sourirent de ce sourire unique, inexprimable, qui échange de l'amour entre la maman et le petit, de cet amour qui est le seul indestructible, qui n'a point d'égal et de rival.

Puis, ouvrant ses bras, elle lui prit la tête et l'embrassa. Elle l'embrassa sur les cheveux, sur les paupières, sur la bouche, en frissonnant, de la nuque au bout des doigts, de cette joie délicieuse dont tressaillent les fibres des vraies mères.

Puis elle le berça tandis qu'il la tenait par le cou. Il demanda de sa voix fine :

— Dis, maman, est-ce que papa reviendra bientôt ?

Elle le saisit, le serra contre elle comme pour le défendre, le garantir de ce danger monstrueux et lointain d'une guerre qui pourrait le réclamer à son tour. Et elle murmura, en le baisant encore :