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La comtesse disparut avec Annette dans la chambre du petit, tandis que les deux hommes descendaient à toutes jambes pour ouvrir aux envahisseurs, et que la cuisinière et la servante, éperdues de peur, restaient debout sur les marches de l'escalier afin d'attendre les événements, et de fuir par toute issue ouverte.

Quand Mme de Brémontal ouvrit les rideaux du lit d'Henri, il dormait, n'ayant rien entendu dans son sommeil sans inquiétudes. Sa mère, en l'éveillant, ne savait quoi lui dire sans trop l'émouvoir ou le terrifier en lui annonçant la présence des vilains hommes qui étaient en bas avec des armes.

Lorsqu'il eut ouvert les yeux sous ses baisers, elle lui raconta que des soldats passant par le pays étaient entrés dans le château ; et comme il entendait souvent parler de la guerre, il demanda :

— C'est des soldats ennemis, maman ?

— Oui, mon enfant, des soldats ennemis.

— Sais-tu s'ils ont vu papa ?

Elle reçut au cœur une commotion terrible et répondit :

— Je ne sais pas, mon chéri.

Elle l'habillait avec Annette, bien vite, en le couvrant de ses vêtements les plus chauds, car on ne pouvait rien savoir ni rien prévoir.

Les heurts de bélier avaient cessé. On n'entendait maintenant qu'une grande rumeur de voix et des cliquetis de sabres dans l'intérieur du château. C'était la prise de possession, l'invasion du logis, le viol de l'intimité sacrée de la demeure.

La comtesse tressaillait en les entendant, et sentait s'éveiller en elle une révolte furieuse de colère et d'indignation. Chez elle. Ils étaient chez elle, ces Prussiens haïs, maîtres absolus, libres de tout faire, puissants jusqu'à tuer.

Des coups de doigt soudain heurtèrent sa porte.

Elle demanda :

— Qui est là ?

La voix de son valet de pied répondit :

— C'est moi, Madame la comtesse.

Elle ouvrit. Le domestique parut, et elle balbutia :

— Eh bien ?

— Eh bien ! Ils veulent que Madame descende.

— Je ne veux pas.

— Ils ont dit que si Madame ne voulait pas, ils monteraient la chercher.

Elle n'eut pas peur. Tout son sang-froid lui était revenu, et un courage de femme exaspérée. C'était la guerre, eh bien ! Elle se conduirait comme un homme.

— Répondez-leur que je n'ai pas d'ordre à recevoir d'eux et que je reste ici.

Pierre hésitait, ayant compris que l'officier commandant était une brute.

Mais elle répéta d'un ton si ferme : "Allez", qu'il obéit. Elle ne tourna point la clef derrière lui, pour n'avoir pas l'air de se cacher, et elle attendit, palpitante.

Des pas pesants montèrent bientôt l'escalier, ceux de plusieurs hommes, et, de nouveau, on heurta sa porte.

Elle demanda :

— Qui est là ?

Une voix étrangère prononça :

— Un officier prussien.

— Entrez, dit-elle.

Un jeune homme de grande taille se présente, salua, et, en bon français, presque sans accent :

— Je vous prie de m'excuser, Madame, si j'exécute l'ordre de mon supérieur, qui m'a chargé de vous amener près de lui. Voulez-vous descendre de bonne grâce ? C'est ce que vous avez de mieux à faire, et pour vous, et pour nous.

Elle hésita une seconde, puis :

— Oui, Monsieur, je vous suis.

Et, appelant son domestique debout derrière l'officier :

— Prenez le petit dans vos bras et suivez-moi. Je ne veux pas nous séparer.

L'homme obéit et la suivit, portant son fils. Alors elle passa devant le Prussien et descendit à pas lents, gênée par sa taille, se soutenant à la rampe, et Annette demeura seule dans la chambre, trop paralysée de terreur pour faire le moindre mouvement.

En arrivant à l'entrée du salon elle aperçut sept ou huit officiers, installés déjà comme chez eux, la troupe étant au village. Ils fumaient, allongés dans les fauteuils, les sabres jetés sur la table, sur les livres, sur les poètes, tandis que deux plantons gardaient la porte.

Du premier coup d'œil elle distingua le chef, le dos au feu, une semelle levée à la flamme. Il avait gardé sa casquette d'uniforme, et dans sa figure poilue de barbe rousse semblaient luire la joie de la victoire et le plaisir d'avoir chaud.

En la voyant entrer il fit de la main un léger salut militaire sans se découvrir, impertinent et bref, puis il dit avec cette prononciation allemande qui parait grasse de choucroute et de saucisse :

— Fous êtes la tame de ce château ?

Elle était debout devant lui, sans avoir rendu son insolent salut, et elle répondit un "oui" si sec que tous les yeux allèrent de la femme au soldat.

Il ne s'émut pas et reprit :

— Gompien êtes-fous de bersonnes ici ?

— J'ai deux vieux domestiques, trois bonnes et trois valets de ferme.

— Fotre mari, qu'est-ce qu'il fait ? où est-il ?

Elle répondit hardiment :

— Il est soldat, comme vous ; et il se bat.

L'officier répliqua avec insolence :

— Eh pien ! Il est battu alors.

Et il rit d'un gros rire barbu. Puis, quand il eut ri, deux ou trois rirent, aussi lourdement, avec des timbres différents, qui donnaient la note des gaietés teutonnes. Les autres se taisaient en examinant avec attention cette Française courageuse.

Alors elle dit, bravant le chef d'un regard intrépide :

— Monsieur, vous n'êtes pas un gentilhomme, pour venir insulter une femme chez elle, comme vous faites.

— Un grand silence suivit, assez long, terrible. Le soldat germain demeurait impassible, riant toujours, en maître qui peut tout vouloir à son gré.

— Mais non, dit-il, fous n'êtes pas chez fous ; fous êtes chez nous. Il n'y a plus bersonne chez lui en France. Et il rit encore, avec la certitude ravie d'affirmer là une vérité incontestable et stupéfiante.

Elle répondit exaspérée :

— La violence n'est pas un droit. C'est un forfait. Vous n'êtes pas plus chez vous qu'un voleur dans la maison dévalisée.

Une colère s'alluma dans les yeux du Prussien.

— Che fas fous proufer que c'est fous qui n'êtes pas chez fous. Car je fous ordonne de quitter cette maison, ou pien je fous en fais chasser.

Au bruit de cette voix méchante, dure et forte, le petit Henri, plus surpris jusque-là qu'effrayé par ces hommes, se mit à pousser des cris perçants.

En entendant pleurer l'enfant, la comtesse perdit la tête et l'idée des brutalités auxquelles cette soldatesque se pouvait livrer, des dangers que son cher petit pouvait courir, lui mit au cœur subitement l'envie folle, irrésistible, de s'en aller, de fuir n'importe où, dans une chaumière du village. On la jetait dehors. Tant mieux !

Chapitre I

(Portrait du Docteur Paturel fils)

Sa figure rappelait un peu le masque maigre de Voltaire et de Bonaparte. Il avait le nez coupant, courbé, aigu, pointu, la mâchoire forte, aux os saillants sous les oreilles, et le menton effilé ; un œil gris pâle, avec la tache noire de la pupille au milieu, et un tel air d'autorité dans sa parole et dans ses démonstrations professionnelles qu'il inspirait à tout le monde une grande confiance. Il rétablit des gens réputés depuis longtemps inguérissables, des rhumatisants, des ankylosés des champs, les infirmes de l'humidité, par des méthodes d'hygiène, de nourriture et d'exercice, et des poudres qui leur redonnaient faim ; il guérit les plaies anciennes avec les antiseptiques nouveaux, et persécuta le microbe selon les procédés les plus récents. Puis, quand il avait soigné un malade, il semblait laisser derrière lui de la propreté dans la maison. Il prospéra, on l'appelait de très loin, et l'argent vint, car il y tenait, réglant le prix des visites selon les distances et les fortunes.