Des rencontres sont organisées, Balmer accepte d’en assurer certaines. Des comédiens en lisent des passages dans les librairies, il y a une « Nuit Miesel » à la Maison de la Poésie de Paris où, devant une salle comble, un acteur célèbre au beau timbre grave, que L’Anomalie a « bouleversé », en fait la lecture intégrale, en quatre heures. Ilena est dans le public, en larmes. Sortir en mai n’est pas l’idéal pour participer à la course aux prix de la rentrée littéraire, mais Miesel est – se murmure-t-il dans les jurys – « incontournable ». Il circule déjà le mot de Médicis.
C’est ce même mois de mai qu’est fondée la Société des amis de Victør Miesel, groupe hétéroclite de camarades et d’admirateurs qui d’évidence ne l’ont pas tous connu ni même lu. Victør Miesel a désormais pléthore de « meilleurs amis », d’un monsieur T., dandy à la voix haut perchée, toujours en veste noire étriquée, à un certain Salerno – Silvio, Livio ? –, son « très vieux copain » dont Clémence Balmer n’a jamais entendu parler. Assez vite, cette société se rebaptise l’Avimi, puis « les Anomalistes ». Ilena en est membre, et par une exquise réécriture de leur peu glorieuse histoire amoureuse, Mlle Leskov se hisse peu à peu au statut tragique et digne de veuve officielle.
Clémence Balmer voit tout cela se mettre en place avec distance, et un sentiment vague d’écœurement. Déjà, le succès à cinquante ans, c’est la moutarde qui arrive au dessert. Cette renommée posthume de Miesel accable l’amie plus encore que son injuste invisibilité n’a pu naguère affliger l’éditrice. Qu’a écrit Victor ? « Toute gloire ne saurait être qu’une imposture, sauf peut-être dans la course à pied. Mais je suspecte quiconque affirme la dédaigner d’enrager d’avoir seulement dû y renoncer. »
SLIMBOY
Vendredi 25 juin 2021,
Eko Atlantic, Lagos, Nigeria
Le consul d’Italie à Lagos trébuche à chaque pas qui le rapproche des petits fours. Ni le Nigeria ni l’alcool ne lui réussissent. Ugo Darchini tangue et titube, et lorsqu’un peu de champagne s’échappe de sa coupe pour tacher le parquet exotique de cette salle de réception disproportionnée de l’Eko Atlantic Hotel, il s’excuse d’une voix éraillée et avinée.
Darchini s’approche de la consule de France, près du buffet, comme un naufragé d’une bouée. Il trouve sa robe citron hypnotique, avec ses spirales dorées, qui rappellent la Gidouille du père Ubu. Depuis que dans les soirées nigérianes les dashikis multicolores et les agbadas yorubas traditionnels ont remplacé les tailleurs Versace et les smokings Armani, il faut en faire beaucoup si l’on ne veut pas être invisible. Les trois Nigérians qui discutaient avec la consule l’abandonnent dès qu’ils aperçoivent l’Italien, comme s’il était pestiféré. Le regard du consul est aspiré par les tourbillons de la robe, il ressent une vague nausée.
— Buona sera, Hélène. Vous avez une magnifique tenue tapaphysic… pataphysique. Excusez-moi, je n’ai bu que deux verres pourtant.
— Bonsoir, Ugo, je voulais prendre des nouvelles. J’ai pensé que vous seriez rentré en Italie, après ce qui est arrivé. Je sais que votre fille est repartie à Sienne avec sa mère.
Ugo Darchini grimace un sourire, mais non, Hélène Charrier ne peut pas comprendre, elle ne peut pas se représenter les jours à négocier la restitution de sa fille de quatorze ans avec des ravisseurs camés à la meth, à ne pas oser imaginer ce que Renata vit, à craindre qu’un de ces tarés ne lui tranche un doigt, ne lui coupe une oreille pour qu’il leur file plus vite ces soixante-dix mille dollars. Il a confié l’argent à un « consultant en sécurité », Taiwo, un type vraiment louche mais recommandé par un sous-directeur de la prospection pétrolière chez ENI. Il avait déjà joué l’intermédiaire, deux ans plus tôt, quand le fils du gars avait été enlevé. L’échange avec les area boys s’était fait avec des kalachs en bandoulière des deux côtés, dans une ruelle d’Apapa, près des docks, en face d’une église évangéliste où clignotait l’enseigne « Pray as you go ». C’était seulement cinquante mille dollars, à l’époque. Tout augmente.
Pourtant, de l’ambassadeur à Abuja à la standardiste du consulat, tout le monde lui avait dit, Monsieur le consul, faites très attention à votre fille quand elle va au lycée international, ici, les gens survivent avec un dollar par jour, alors le kidnapping, c’est un business comme les autres, voire meilleur que les autres. Mais ce poste à Lagos était un passage obligé s’il voulait décrocher Athènes dans un an ou deux. Maria avait insisté pour l’accompagner, afin que Renata découvre l’Afrique. Un jour, un jour seulement, il n’a pas eu le courage d’interdire à sa fille de s’aventurer sans escorte armée hors de l’enceinte gardée de la maison. Un jour seulement.
— Elles ont bien fait de rentrer en Italie, soupire la consule de France, parce qu’à Lagos je peux vous garantir que c’est de pire en pire. L’électricité, c’est trente minutes et ça s’arrête d’un coup, pour des heures. Je ne sais pas comment les gens conservent les aliments sans frigo. Au consulat, sans groupe électrogène, on ne pourrait pas travailler, et sans citerne, il n’y aurait pas d’eau. Et tout est comme ça, Ugo. Tutto.
Oui, tout est comme ça. Ugo le sait. Sa première vision de Lagos, du hublot, à travers la nuée brune de pollution, ce furent des kilomètres carrés de taudis collés les uns aux autres, des millions de toitures en tôle rouillée, un quadrillage anarchique, et aussi cet immense embouteillage, coloré en jaune et noir de doryphore par ces milliers de minibus si dangereux qu’on tente de les interdire, en vain. Et chaque été, quand viennent les pluies torrentielles, que les rues se transforment en marais pestilentiel, Lagos rappelle à tous qu’elle signifie « lacs » en portugais. Des décennies que la ville est abandonnée à elle-même, corrompue au point que les sociétés étrangères de travaux publics refusent tout contrat avec les mairies. Même l’État a déserté, et en cinq ans, aucun président nigérian ne s’est rendu à Lagos.
Des histoires tragiques, Ugo en apprend une par jour. L’histoire de l’adolescente qui, pour accéder au seul robinet d’eau potable, traverse à pied la voie rapide, se fait écraser, et sur laquelle dix véhicules roulent sans s’arrêter. L’histoire de l’homme frappé d’une crise d’épilepsie qui s’affale – c’était hier, Naruma sa cuisinière l’a vu de ses yeux vu – et que les passants laissent au sol, secoué de spasmes, bavant, peut-être même qu’il est mort. L’histoire du vieillard du bidonville d’Oshidi, qui se jette sous les chenilles d’un bulldozer pour sauver trois vêtements sans que le bull marque un temps d’arrêt.
Si tu te crois fort, viens à Lagos, et tu verras.
La consule repose son verre, et hèle une grande jeune femme noire, aux formes généreuses, en robe dashiki pourpre, qui s’approche et l’embrasse avec enthousiasme.
— Ah, Hélène ! Je cherche la directrice de la Fashion Week Lagos, mais je ne sais pas où elle peut bien…
— Swahila, permettez-moi de vous présenter Ugo Darchini, mon homologue italien. Swahila Odiaka est notre attachée culturelle à Lagos depuis un an.