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La femme sourit et serre la main molle que lui tend le consul. À l’entrée de la salle, des flashes crépitent, des cris retentissent.

— Oh, c’est Slimboy ! s’exclame l’attachée culturelle, il donne un concert, dans deux heures, sur Victoria Island. Vous connaissez Slimboy, Hélène, bien sûr.

Non, Hélène ne connaît pas. L’attachée culturelle chante en riant :

— « Money not worth it worth it worth it… » Mais Hélène, vous n’allez jamais sur YouTube ? Il avait une notoriété locale il y a trois ou quatre mois, mais là, c’est fou, avec sa chanson Yaba Girls, il a dépassé le milliard de vues en quelques semaines. Une explosion médiatique, comme le Coréen il y a trois ans, vous voyez ? Enfin… Slimboy ? Monsieur le consul d’Italie ?

Ugo décline, poliment :

— Désolé, madame l’attachée culturelle, je n’en ai jamais entendu parler non plus. Moi, c’est plutôt Verdi, Puccini, à la limite Paolo Conte.

Cette fois, c’est Swahila qui – petite vengeance – mime l’ignorance.

— Yaba Girls, c’est un rythme très hip-hop R&B, enfin, plutôt afro-pop. C’est un hommage à sa mère qui tenait une boutique à Yaba, dans le fashion district.

Elle les entraîne d’un geste.

— Alors, suivez-moi. On va le rejoindre, il donne une conférence de presse. Le ministère a aidé à la production d’un de ses concerts à Paris, en mars dernier.

Les deux consuls suivent l’attachée culturelle : elle se fraie avec excitation une route dans la foule de plus en plus compacte, jusqu’au musicien et sa compagne, jusqu’aux hurlements suraigus des fans et des paparazzis.

— Slimboy ! Slimboy ! Pour la photo ! Embrasse Suomi !

L’empereur de la pop africaine, obéissant aux photographes, embrasse sous les flashes la jeune actrice, en s’agenouillant, étant aussi grand que sa toute nouvelle fiancée est petite. Ils posent ainsi longuement, avec docilité et complaisance. Le bonheur, c’est peut-être ça.

Femi Ahmed Kaduna, alias Slimboy, n’en revient toujours pas. Il y a trois mois, sa notoriété se limitait au Little Lagos qu’est Peckham, au sud de Londres, à la rigueur à Westchase en banlieue de Houston, et il avait beau reprendre à sa sauce des titres cultes de Fela Kuti, ni le concert de Paris, ni celui de New York dans la foulée n’avaient été de grands succès.

C’est dans la dernière heure du vol Paris-New York, après avoir cru qu’il allait y laisser sa peau, et fait un large usage des sacs à vomi, que Slimboy a eu l’idée de Yaba Girls. Une chanson qui raconterait avec des mots simples son attachement au quartier de son enfance, aux filles « aiguilles et ciseaux », une chanson qui chanterait la gratitude du petit Femi envers sa maman qui vendait des colliers sur le marché, qui priait chaque jour pour lui et qui venait de mourir, ce serait une chanson douce, étonnante et mélodieuse.

Et dans son vol de retour à Lagos, il a décidé que pour une fois, son clip n’exhiberait pas de grosses cylindrées, de hors-bord, qu’on ne verrait pas de magnifiques filles à demi nues dansant sur une plage, se trémoussant avec lui sur un lit dans une villa fastueuse, qu’il n’arborerait pas de chaînes en or, ne compterait pas ses dollars en souriant. Non, tout le monde faisait ça, il avait envie d’autre chose, alors on montrerait la dignité des gens ordinaires, des travailleuses fatiguées, des boutiquières, des tailleurs, des repasseurs à l’ouvrage, qui rient et dansent, par quarante-cinq degrés à l’ombre, avec seulement, comme taches de couleur, des bandes de tissu wax hollandais. Et lui, Slimboy, vêtu de blanc dans les rues sales, chanterait en anglais et en yoruba, saluerait l’une, puis l’autre, respectueux, humble, même, comme la révérence du gamin qu’il a été à son enfance heureuse. Lui, Slimboy, il casserait les codes du vibe afro-rap, il éviterait l’auto-tune, la réverb, le delay et autres effets usés jusqu’à la corde, et au-dessus de la mélodie, un saxophoniste viendrait soutenir en contre-chant et balancer doucement. Slimboy avait même trouvé le musicien, c’était un vieux Blanc squelettique aux cheveux rares, un virtuose québécois qui jouait parfois avec le rappeur canadien Drake, il symboliserait le monde ancien qui passe le relais au nouveau.

Ils ont tourné le clip dans les rues de Yaba en deux jours, l’ont aussitôt mis en ligne et la chanson a fait le tour du monde. Il existe déjà quatre remix de Yaba Girls, dont un par Franks, Slimboy a été la surprise du Coachella Festival, il a chanté aux côtés de Beyoncé, a fait un duo avec Eminem, il a été l’invité d’Oprah sur son show. Oui, le bonheur c’est peut-être ça.

Au retour d’une tournée anglaise en mai, il a malgré tout acheté une Lamborghini jaune, et un gigantesque appartement au dernier étage d’une tour d’Eko Atlantic, dont la première pierre n’est même pas posée ; on ne peut pas indéfiniment chasser le naturel. De toute façon, c’est ça que les jeunes Nigérians veulent, qu’on leur vende du rêve, ils veulent boire du champagne dans la voiture de course, ils veulent visiter le penthouse avec vue sur la mer, ils veulent qu’on leur dise qu’ils ont beau se réveiller chaque matin dans leur baraque de tôle pourrie au milieu des pneus abandonnés et des rats crevés, la richesse et la gloire sont au coin de la rue, oui d’accord, pour un sur un million, mais qu’est-ce qu’ils en ont à foutre, puisque ce sera eux, forcément.

Les deux consuls et l’attachée culturelle sont parvenus à s’approcher de l’estrade où se tient Slimboy. Ils entendent mal les questions, mais le chanteur derrière son micro semble réfléchir et répond :

— Je veux espérer qu’Eko Atlantic sera une opportunité formidable pour Lagos et le Nigeria, et que toute la population qui vit autour tirera des bénéfices de la construction de la ville la plus ambitieuse d’Afrique.

La consule de France hoche la tête, soupire : cette théorie absurde du ruissellement a encore de beaux jours devant elle. Elle se tourne vers Darchini.

— Et justement, Ugo, que pensez-vous de cette horreur qu’on inaugure building après building, en se gavant de petits fours ?

Le consul italien fait la moue. Oui, Eko Atlantic, cette île artificielle conquise sur l’océan, est une abomination. Ce n’est encore qu’un immense terrain vague, mais deux cent mille hyper-riches de Lagos se réfugieront dans ses gratte-ciel étincelants, protégés de la violence de la mégalopole par des ponts gardés par des vigiles armés. Dans ce château fort, ils auront leur centrale électrique, leur station d’épuration, leurs restaurants, leurs palaces, leurs piscines, leur port de plaisance pour amarrer leurs yachts…

— Le Dubaï africain, comme ils disent, reprend Hélène Charrier. Ils l’ont même surélevée de plusieurs mètres, en prévision de la montée des eaux. Et du haut de ces buildings de luxe, on verra Lagos et ses quarante millions d’habitants se noyer, de Kuramo Beach aux bidonvilles de Makoko, cet égout à ciel ouvert… Désolé, Ugo, je trouve ça monstrueux. Le pire, vous savez ce que c’est ? C’est que c’est le monde de demain. On a jeté l’éponge, on tente de s’en tirer chacun de son côté, et pourtant personne ne sera sauvé. Ce n’est pas Lagos qui s’éloigne de la civilisation, c’est nous, nous tous, partout, qui nous approchons de Lagos.

— Vous exagérerez, Hélène.

— J’aimerais tellement, Ugo.

Soudain, dans la salle de conférence de presse, le bruit retombe. Un journaliste a posé une question à Slimboy.

— Eze Onyedika, de Punch. Slimboy, on dit que tu vas chanter une nouvelle chanson, avec Doctor Fake ? Est-ce que c’est une chanson en faveur de l’homosexualité ? Tu es homosexuel ?