Le plus clair de la vie d’Adrian s’est passé à faire des probabilités et, de temps à autre, à écouter Bach et les Beach Boys. Il n’a pas construit de famille, aucun enfant ne porte son nom, à moins de promouvoir au rang de progéniture un obscur théorème. Meredith est sa première émotion amoureuse depuis fort longtemps, et en l’instant, il se dit même, avec une certaine emphase : depuis toujours. Elle est seule sous le grand acacia, gracieuse dans une longue robe en coton noir. Il tâche de marcher à peu près droit sur elle.
— J’ai bu, dit-il d’emblée.
— Je confirme, répond Meredith, qui a effectivement trouvé sa démarche bien peu assurée.
— Et je pue la bière, pardon.
— Je ne saurais trop vous dire, Adrian, car moi aussi.
Elle exhibe la bouteille vide qu’elle tient à la main, se penche dans un geste délicieusement imprécis et lui souffle au nez une haleine tiède et parfumée de houblon.
— Respirez, Adrian, c’est le parfum de la contrariété et de l’ennui.
Car Meredith s’ennuie à Princeton. La Londonienne n’aime pas cette ville de province, où le restaurant japonais – celui qui reste ouvert « tard » – fait clignoter les lampes dès neuf heures et demie pour signifier qu’il va fermer, ce campus qui tente de ressembler à Poudlard avec ses donjons et ses beffrois moyenâgeux du dix-neuvième, elle ne s’habitue pas à ces étudiants qui se croient sortis tout droit de la cuisse de Jupiter et qui, sous prétexte que leurs parents ont déboursé soixante mille dollars de frais de scolarité, lui mailent à toute heure des questions triviales sur le théorème de non-plongement de Gromov, questions auxquelles ils exigent une réponse immédiate, alors que zut, quoi, il leur suffirait de consulter sur Wikipédia l’entrée concernée, fort bien rédigée, elle exècre ces enseignants qui la regardent de haut, St. Andrews – son université d’origine – ne pouvant évidemment égaler Princeton, puisque eux y sont, à Princeton, CQFD. Adrian n’est pas comme ça, et s’il était un peu moins pataud, il y a longtemps qu’il aurait compris qu’elle l’aime bien. Pour un probabiliste, c’est un rêveur, il a des yeux verts qui le feraient prendre pour un théoricien des nombres, même s’il porte les cheveux aussi longs qu’un théoricien des jeux, de petites lunettes d’acier trotskisantes de logicien et de vieux T-shirts troués d’algébriste – celui qu’il arbore en cet instant est particulièrement avachi et ridicule. Elle le devine brillant. Si c’était un mauvais, il serait depuis longtemps parti dans la finance. Brillant, mais timide, et lorsqu’il bredouille « Meredith, je voulais vous demander… Euh… Vous travaillez bien sur… les espaces localement symétriques et sur… », elle le coupe :
— Non, Adrian, pas du tout. Là, je travaille à me saouler consciencieusement. Je suis ravie de constater que Tanizaki et ce macho de Brenner à Stanford ont reçu leur Fields sur des questions d’interface topologie-géométrie algébrique, domaine où j’ai cosigné quasiment tous leurs articles, quand je ne les ai pas écrits. Par ailleurs, j’habite à Trenton un bungalow pourri où l’eau est froide un jour et tiédasse l’autre, ma Toyota hybride est en panne depuis six jours, un truc de batterie il paraît, j’ai rompu avec l’homme de ma vie – croyais-je en tout cas – voici un an, et cela fait donc, laissez-moi calculer, quatre mois que je n’ai pas fait l’amour. On est fin juin ? Alors non, six. Six mois… et ce n’était même pas terrible. Et vous, Adrian, tout va bien ? La maison, la voiture, le sexe ?
La conversation vient à peine de débuter qu’elle prend pour Adrian une tournure déstabilisante. Il articule du mieux qu’il peut :
— Euh… Ma voiture n’est pas en panne. J’ai de l’eau chaude. Je…
— Alors pourquoi vous traînez-vous toujours cette allure de cocker triste qui se noie dans son écuelle ? Je crois que je vais finir cette bière et en boire une autre.
— Si vous voulez sombrer plus vite dans le coma, Meredith, il y a de la tequila salle Turing, dans l’armoire, derrière les feutres.
— Excellente idée.
Meredith pose sa bouteille, zigzague sur la pelouse jusqu’à la porte du hall, qu’elle pousse maladroitement. Adrian la suit, un peu inquiet, en tentant de ne pas – de ne pas trop – regarder ses fesses tandis qu’elle monte vivement l’escalier. Elle s’arrête devant la porte de la salle, s’adosse au mur.
— Je suis britannique, Adrian, je vous préviens, si vous tentez de me violer, je me laisserai faire, et je penserai à la reine.
— Vous avez trop bu, Meredith.
— Et vous pas assez.
Meredith tourne la poignée de la salle et y entre en tournoyant, manque de s’étaler de tout son long et s’assied sur une chaise, prise de vertige. Elle regarde autour d’elle.
— Où est cette tequila ?
— Je ne sais pas si c’est raisonnable…
— Asseyez-vous à côté de moi. Et ne me parlez pas des processus stochastiques, si vous saviez comme je m’en fous, là.
Adrian obéit, la regarde, désarçonné.
— Oh et puis zut, embrassez-moi, Adrian. Vous en mourez d’envie, et là, tout de suite, ça m’est bien égal que vous embrassiez comme un manche.
— Je… Meredith, je vous assure… Pourtant, vous me plaisez, mais je…
— Oui, bon, ce n’est pas très romantique, mais quoi ? On en rira plus tard, avec nos enfants. Embrassez-moi ou je me mets à pleurer. Ou à crier. Ha ! Au secours !
— Meredith, s’il vous plaît, dit Adrian, soudain très inquiet. Ne plaisantez pas avec ça.
— Ah ! Je vous tiens. Mais non, je plaisante. Pourquoi vous les hommes, quand une femme prend l’initiative, perdez-vous tous vos moyens ?
Meredith l’attire soudain à lui, et plaque ses lèvres sur les siennes. Elles ont un goût de fraise, elle ferme les yeux, et ils restent ainsi l’un contre l’autre quelques longs instants, sans même oser s’embrasser, lorsque la poche intérieure de la veste d’Adrian vibre et sonne bruyamment. D’un coup, il s’écarte d’une Meredith aussi étourdie que lui, puis extrait un smartphone gris métal qu’il contemple avec stupéfaction.
— C’est votre femme ? demande aussitôt Meredith – elle s’en moquerait en l’occurrence complètement.
— Je ne suis pas marié.
Après trois sonneries, le smartphone se tait soudain, reste cinq secondes silencieux, avant de sonner et vibrer de nouveau. Ce coup-ci, l’appelant laisse sonner une seule fois, et raccroche. Adrian ne peut quitter le téléphone des yeux. Maintenant, vraiment ?
— Si ce n’est pas votre femme, c’est quelqu’un de très très insistant.
— Merde, merde. Désolé, je dois à tout prix… Meredith, je dois…
Il se précipite dehors, court dans le couloir du département, dix secondes ont passé et le téléphone sonne à nouveau. Trois sonneries, une sonnerie, trois sonneries. C’est le code convenu : il décroche. Une voix d’homme, à la fois assurée et atonale, militaire.
— Professeur Adrian Miller ?
— Euh… Oui, répond-il en hésitant.
— Toto, j’ai l’impression…
La voix attend, attend encore, et Miller répond, d’une voix blanche :
— Que nous ne sommes plus au Kansas.
« Toto, j’ai l’impression… que nous ne sommes plus au Kansas… » N’importe quoi. Adrian ne peut s’en prendre qu’à lui-même, au gosse à l’humour potache qu’il était voici vingt ans et qui a choisi cette réplique tronquée du Magicien d’Oz sans imaginer qu’un jour il aurait à la compléter pour confirmer son identité. Depuis vingt ans aussi, il possède ce smartphone qu’on lui change régulièrement, ce smartphone qui doit, pour mille dollars mensuels, être en permanence allumé, ne jamais le quitter, afin qu’Adrian puisse, en toutes circonstances – absolument toutes, la preuve – répondre, et être aussitôt disponible. Il n’avait encore jamais sonné.