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— Adrian, crie Meredith, revenez m’embrasser même si c’est votre femme !

— Veuillez vous tenir prêt, professeur Miller, poursuit la voix. Un véhicule de police arrive devant Fine Hall dans la minute qui vient et il vous emmènera au point de contact.

— Devant Fine Hall ? Vous savez où je suis ?

— Bien sûr, professeur Miller. Vous êtes géolocalisé à trois mètres près. Quand vous serez en route, nous vous rappellerons pour vous mettre en relation avec le centre opérationnel.

— Adrian ? hurle Meredith de la salle Turing. Vous faites chier, Adrian, vous faites vraiment tous chier.

Adrian court à la porte, Meredith n’a pas bougé, elle est figée sur sa chaise, les cheveux ébouriffés, l’air furieuse.

— Je suis désolé, Meredith. C’est très important, je… Je vous expliquerai.

Adrian descend quatre à quatre l’escalier, Meredith crie une phrase où il est question de probabilistes ensanglantés et d’un voyage vers l’enfer qu’il est prié d’accomplir, mais il est déjà dans le hall.

* * *

Pour comprendre pourquoi Adrian Miller doit répondre sur un smartphone blindé anthracite, ce 24 juin 2021, il faut revenir au 10 septembre 2001, jour où, alors qu’il est le plus jeune postdoc de l’équipe de probabilistes du professeur Robert Pozzi, il fête ses vingt ans au Massachusetts Institute of Technology. Le lendemain, il y aura un cas de vache folle au Japon, les déclarations politiques après l’attentat suicide contre le commandant Massoud, perpétré par deux membres tunisiens d’al-Qaida, et l’annonce du retour de Michael Jordan chez les Wizards de Washington. Mais surtout, ce sera le premier jour de travail de Ben Sliney. Il vient de prendre le poste de directeur des opérations de la FAA, la Federal Aviation Administration. Deux heures après le café et les beignets du pot de bienvenue, il clouera au sol quatre mille deux cents avions, une décision solitaire et sans précédent. Il y a des jours comme ça.

Le 11 septembre, à 8 h 14, l’un des contrôleurs de Boston s’inquiète de voir le transpondeur de l’appareil American Airlines 11 coupé. Six minutes plus tard, une hôtesse à bord de l’avion appelle le numéro qu’elle peut, c’est-à-dire celui des réservations d’American Airlines. Elle prévient d’un détournement, de plusieurs meurtres en cabine. Le temps que l’on vérifie son identité, il est 8 h 25, et un superviseur avertit l’Air Traffic Control. Ben Sliney et les contrôleurs aériens découvrent alors, à l’écho radar, que l’AA11 se dirige plein sud vers New York. La règle pour un détournement exige – oublions le manuel qui voudrait que le pilote, ici poignardé, ait entré le code 7 500 sur le transpondeur – d’avertir le QG de l’aviation civile. Au QG, un coordinateur « spécial détournement » doit alors contacter un service du Pentagone, qui doit en référer au bureau du secrétaire de la Défense, lequel avertit le ministre, dont la décision doit redescendre tout au long de la même chaîne. Alors, enfin, les responsables du Centre national de commandement militaire peuvent faire décoller des chasseurs pour intercepter l’avion. Et comme, depuis la guerre froide, le nombre de bases aériennes prêtes à intervenir est tombé de vingt-six à sept, les deux seules bases restantes sur la côte Est sont celle d’Otis, près de Boston, et celle de Langley, siège de la CIA, près de Washington.

Tout cela prend tellement de temps que, le 11 septembre 2001, c’est le superviseur de Boston lui-même qui, dans l’urgence, va appeler la base militaire d’Otis. Comme ce n’était pas à lui de le faire, Otis exige qu’il s’adresse au commandement militaire régional nord-est, à Rome, dans l’État de New York. Il appelle, on lui signale une fois de plus qu’il ne respecte pas la procédure. Néanmoins, convaincu, et agissant lui aussi sans autorisation de la Défense, le colonel Robert Marr demande à la base d’Otis de se préparer à faire décoller les chasseurs.

Bien avant la conclusion officielle de la 9/11 Commission, le Pentagone sait que, ce jour-là, tout, dans la chaîne de décision, a dysfonctionné. Il crée en interne un groupe de travail dont la tâche sera de proposer un autre processus en situation de crise. Et ce groupe sous-traite tout ce qui touche à la formalisation au département de mathématiques appliquées du Massachusetts Institute of Technology. C’est là qu’apparaît le nom d’Adrian Miller.

Adrian est alors un très jeune probabiliste dans l’équipe de Pozzi, le chef des « maths applis » du MIT. Adrian vient de soutenir, à l’âge de vingt ans, une thèse où il est question de chaînes de Markov, de notation de Kendall… Pour aller vite, il s’intéresse aux files d’attente. Il aime particulièrement la loi de Little, qui dit que le nombre moyen d’unités dans un système stable est égal à leur fréquence moyenne d’arrivée multipliée par le temps qu’elles passent dans le système. Mais passons.

Parce que tout le monde au labo est très occupé, que les contrats avec le département de la Défense agacent profondément Pozzi, c’est à Adrian, en forme de bizutage, qu’est confié le soin de modéliser les blocages et de trouver comment réduire le nombre d’étapes et les délais d’intervention. Adrian sollicite l’aide de Tina Wang, la très intelligente thésarde de Pozzi, afin qu’elle l’assiste sur la partie théorie des graphes, qui lui échappe quelque peu. Ils travaillent tard, mangent vite et mal, dorment peu, disent tout le mal qu’ils pensent du Department of Defense, et quand ils se sentent incapables de quoi que ce soit, ils prennent la vieille Honda d’Adrian et vont se faire en pleine nuit un bowling au Lucky Strike Social Boston, qui ne ferme jamais. Une nuit, après une dispute sur l’hypothèse ergodique et la distribution stationnaire, ils vivent une péripétie plus sexuelle qu’érotique. Un bon souvenir malgré tout.

Surtout, Adrian et Tina recensent toutes les variables qui peuvent affecter le trafic aérien, ils leur attribuent des valeurs statistiques, ils spécifient tout ce qui peut causer une catastrophe – voire simplement perturber le flux – et surpassent les attentes du Pentagone. Leur modèle prend absolument tout en compte : la chaîne d’événements, le mode de communication, l’incompréhension linguistique, la différence d’unités – pieds, mètres ? –, l’erreur de pilotage, la panne mécanique, le problème technique, la météo, le sabotage, le détournement, le piratage informatique, l’aiguillage fautif, le défaut de maintenance, et tant d’autres choses… Les deux chercheurs identifient trente-sept protocoles de base, avec, chaque fois, entre sept et vingt chemins contingents, soit près de cinq cents situations de base, et autant de réponses. Quand Richard Reid en décembre 2001 réussit à franchir le contrôle de sécurité avec des explosifs dissimulés dans ses semelles, on a affaire à une variante du protocole 12A ; l’accident du Birmingham-Málaga où le pare-brise du cockpit explose, c’est un des exemples du protocole 7K ; l’Airbus qui sort de la piste à l’atterrissage à Halifax en raison de la neige, 4F ; le volcan islandais qui crache ses cendres et interdit tout décollage, 13E ; le pilote dépressif de la Lufthansa qui jette son avion contre la montagne, 25D.

Après cinq mois de travail, ils consignent leurs recommandations dans un mémorandum secret-défense de quelque mille cinq cents pages sobrement intitulé Trafic aérien civil : diagnostics de crise, optimisation de la chaîne de décision et protocoles de riposte/sécurité. Et bien qu’ils aient quarante et un ans à eux deux (ou peut-être parce que), ils cosignent « Pr T. Wang & Dr A. Miller & alii, Département de mathématiques appliquées, Département de théorie des graphes, Département de probabilités, Massachusetts Institute of Technology ». Dans Wang & Miller & alii, Alii est le nom du hamster du labo. De vrais gosses.