Près des entrepôts, les camions militaires se succèdent en un ballet ininterrompu. Dans un mélange d’urgence et de discipline, des centaines de soldats aménagent on ne sait quoi dans un vaste hangar dont on vient d’évacuer l’imposant avion-cargo Lockheed C-5 Galaxy qui y était en révision. Près des immenses portes coulissantes se découpent, minuscules, trois silhouettes. Le maintien de la femme, en ersatz raté de tailleur Chanel, et d’un des hommes, en costume sombre Men in Black, laisse peu de doute : ils appartiennent aux services. Le dernier individu est plus atypique : il porte les cheveux longs et plutôt gras, des lunettes rondes en acier glissent sur son nez, et son T-shirt troué clame « I zero, one, and Fibonacci ». Il sent aussi la sueur, un peu, et la bière, beaucoup.
Adrian Miller a beau avoir bu deux bouteilles d’eau, la tête lui tourne encore. Dès qu’il est descendu de la voiture de police, les deux agents sont venus vers lui, se sont présentés, et Miller a aussitôt oublié leurs noms, celui du type de la CIA comme celui de la femme du FBI. Il leur tend la main avec mollesse, sans feindre la moindre énergie.
L’officier la serre avec réticence, raideur même, du bout des doigts, comme la nageoire visqueuse d’un poisson de vase quelque peu avarié :
— Je dois avouer, professeur Miller, que je ne vous imaginais pas aussi… aussi jeune.
La femme du FBI, une Latino aux traits fins, aux yeux vifs, la trentaine, jauge le mathématicien en silence. Elle lui trouve d’abord un air de John Cusack, disons un John Cusack du pauvre, en plus flasque, puis elle se ravise : non, même pas. Elle dit malgré tout, avec un mélange d’étonnement et de respect :
— Nous connaissons votre rapport par cœur, professeur Miller. Un travail remarquable. Nous attendons beaucoup de votre expérience. J’imagine que le docteur Brewster-Wang et vous-même avez déjà été confrontés au protocole 42.
Adrian Miller grommelle un « non » inaudible. Il a si peu de nouvelles de Tina Wang qu’il ignorait qu’un Brewster était entré dans sa vie, et non, il n’a jamais été confronté au protocole 42. À sa connaissance, aucun des événements prévus par les protocoles « à probabilité limitée » n’est venu non plus perturber le trafic aérien : ni l’arrivée d’extraterrestres, affectée à trois protocoles – « Rencontres du troisième type », « Guerre des mondes », « Intention inconnue » – avec chaque fois une douzaine de variantes, dont la Godzilla pour faire plaisir à Tina ; ni l’invasion par voie aéroportée de zombies et autres vampires – ou toute épidémie fulgurante aérobie comme une fièvre hémorragique de type Ébola ou un coronavirus –, envisagée dans cinq autres ; quant à l’hypothèse d’une intelligence artificielle maléfique prenant le contrôle du trafic – qu’elle agisse de façon autonome, protocole 29, ou téléguidée par une puissance étrangère, protocole 30 –, elle n’est pas encore advenue, bien que de plus en plus plausible.
Mais le protocole 42… On ne peut pas être confronté au protocole 42. Miller boit une gorgée d’eau et se lance :
— Vous savez, madame… Pardon, j’ai oublié vos noms.
— Agent senior Gloria Lopez. Et mon homologue de la CIA, Marcus Cox.
— Eh bien, agent senior Gloria Lopez, pour tout vous avouer, le protocole 42 est… comment le formuler…
Adrian Miller boit une nouvelle gorgée d’eau, les mots ne lui viennent pas. Il ne peut tout de même pas leur avouer que c’est juste une méchante blague de matheux qui a déjà coûté un demi-million de dollars au contribuable, rien qu’en comptant les vingt ans où l’État a rémunéré deux farceurs pour porter en permanence des portables blindés qui n’auraient jamais dû sonner. Il observe le Boeing, gros cigare d’aluminium désormais éclairé par de puissants projecteurs.
— Savez-vous exactement pourquoi nous sommes là ? Qu’est-ce qu’il a de spécial, cet avion ? À part son pare-brise grêlé et son nez défoncé.
— Le radôme, corrige l’agent spécial. Le nez de l’avion. Ça s’appelle un radôme.
La jeune femme les interrompt.
— Nous ne savons pas grand-chose, professeur Miller. Et l’hélico du professeur Brewster-Wang est en approche. C’est le point noir, là-bas, au nord.
— D’ailleurs, veuillez signer en bas de cette feuille, professeur Miller, ajoute l’agent Cox en ouvrant une enveloppe. C’est un engagement de confidentialité : toute information qui vous est désormais délivrée est classifiée. Si vous refusiez de le signer, cela vous ferait relever du tribunal militaire pour atteinte à la sécurité nationale. Et le violer après l’avoir signé, en vertu du 18 US code § 79, serait considéré comme un crime de haute trahison. Merci de votre collaboration.
Depuis – au moins – le roi Arthur et ses chevaliers, la gent militaire aime à se réunir en rond, sans doute parce que le cercle proclame l’égalité des mérites sans rien cacher des réelles hiérarchies. La base de McGuire possède donc sa grande table ronde au centre de la salle souterraine de commandement, aux éclairages crus, et dont les murs sont tapissés de larges écrans : plusieurs affichent l’image du 787, cloué au sol, filmé sous toutes ses faces par une batterie de caméras.
Tina et Adrian ont préféré s’asseoir côte à côte pour affronter ensemble une grosse douzaine de généraux étoilés, de femmes et d’hommes de toutes les agences imaginables, avec leurs nom et références sous chevalets de plexiglas. Outre le FBI et la Défense, il y a là les Affaires étrangères, l’US Air Force, la CIA, la NSA, le Norad, la FAA et d’autres sigles encore dont Miller n’a jamais entendu parler. Lui et Tina ont aussi droit à leurs titres, noms et prénoms, au-dessus d’un « Massachusetts Institute of Technology » où l’un comme l’autre ne travaillent plus.
Tina Wang n’a pas beaucoup changé, bien qu’elle ait adopté une tenue plus sage que celle de la thésarde gothique qu’elle a été. Elle a eu le temps de lui glisser qu’elle n’enseigne plus, que oui, elle a épousé un Georg Brewster, un physicien rencontré à la cafétéria de Columbia, et aussi, avec une perfidie souriante, qu’elle aurait difficilement reconnu Adrian, vu qu’il ne ressemble plus tant que ça au Christian Slater du Nom de la rose. Elle lui trouve désormais un petit côté Keanu Reeves qui perdrait ses cheveux, mais garde pour elle l’appréciation.
Une voix puissante couvre le brouhaha. Ce grand homme mince n’a pas besoin d’étaler ses résultats à West Point, Colorado Springs, ni ses faits de guerre à Homs et à Mogadiscio : ses cheveux blancs en brosse, les traits volontaires, musculeux, enfin les trois étoiles noires brodées sur son col valent curriculum vitae. Dans cette salle aux boiseries civilisées, son treillis camouflage gris-vert ne lui sert pas à grand-chose.
— Mesdames, messieurs, je suis le général Patrick Silveria, du National Military Command Center, et je représente le secrétariat à la Défense en pleine autorité. La situation doit rester secrète, et le président a préféré ne rien changer de son agenda à Rio, mais sachez qu’il reste informé en permanence. Je fais un tour de table : à ma gauche, le général Buchanan, qui commande la base de McGuire et nous accueille pour quelques jours. Je suppose que personne ne connaît les professeurs Miller et Brewster-Wang à ma droite : ce sont deux mathématiciens et nous leur devons les protocoles de crise que nous suivons depuis 9/11.
Les deux intéressés saluent gauchement, dans un bruissement approbateur, et Silveria poursuit :