— Le professeur Miller enseigne à Princeton, la professeure Brewster-Wang est consultante pour la Nasa et Google Corp. Ils auront toute latitude pour l’application du protocole 42, et je serai le coordinateur de cette opération. Avant qu’on me signale que la CIA n’est pas autorisée à opérer sur le territoire national, je précise que le protocole exige la coopération de toutes les agences.
Tandis qu’un officier distribue à chaque participant une tablette et un épais dossier étiqueté « Classified Information », Silveria présente tour à tour l’agent senior du FBI et tous les autres, de l’agent spécial de la CIA au responsable de la surveillance numérique à la NSA, la trentaine, avec sa tête agaçante de geek fondateur de réseau social, et jusqu’à une petite femme à la voix douce et claire, aux cheveux courts et neige, malgré ses quarante ans à peine : Jamy Pudlowski, du Special Operation Command, PsyOp, spécialiste des Opérations psychologiques. Tous, à leur manière, sont impliqués dans la gestion du protocole 42. La mémoire revient à Miller : les agences gouvernementales impliquées, le grade de chacun autour de cette table, et même l’ordre du jour de cette réunion… rien que Tina Wang et lui n’aient spécifié dans leur rapport.
— Notre équipe sera considérablement renforcée dans les heures qui viennent, poursuit Silveria. En ce moment même, de nombreuses personnes de différents horizons se dirigent vers la base et vont nous aider à affronter la situation. Les PsyOp du FBI nous envoient combien d’agents, agent spécial Pudlowski ?
— Plus d’une centaine. Nous opérons aussi à partir d’un de nos bâtiments à New York.
— Merci. Vous avez devant vous l’état actuel de ce que nous savons de la situation. Le 787 sur le tarmac nous vaut à tous d’être ici : il est entré en communication avec l’aéroport Kennedy à exactement 19 h 03 aujourd’hui 24 juin. Il s’est identifié comme le vol Air France 006, qui assure le Paris-New York. Cet appareil a signalé d’importants dégâts et a été réorienté sur cette base dans les minutes qui ont suivi. Le commandant de bord affirme être David Markle, le copilote s’appeler Gideon Favereaux, et vous trouverez la liste intégrale des personnels de bord et des passagers. Je passe tout de suite la parole à Brian Mitnick, de la NSA. Un mot à propos des tablettes, Brian ?
L’homme de la National Security Agency se lève. Debout, il semble plus gamin encore, d’autant qu’il agite un fin rectangle noir avec un enthousiasme adolescent.
— Bonjour à vous tous, vous avez devant vous une tablette comme moi. La vôtre est personnelle et non verrouillée. En page d’accueil, vous avez le plan du Boeing 787. Cliquez sur chaque siège, un nom apparaît sur une fenêtre pop-up, siège par siège, y compris le personnel de bord. La NSA actualise vos tablettes en temps réel au fur et à mesure des remontées de data sur chaque personne embarquée sur ce vol. Dès qu’existe un lien vers une nouvelle page, dans une image ou un fragment du texte, il s’affiche en bleu. Cliquez et la page apparaît. Pour revenir en arrière, vous cliquez sur la flèche retour. C’est très simple. Maintenant, regardez sur les écrans de contrôle.
D’un mouvement de doigt, Mitnick fait défiler les photos de Markle et de Favereaux, puis celles des hôtesses et stewards. Pendant que Mitnick s’amuse avec son jouet, Silveria reprend la parole.
— Si le protocole 42 a été déclenché, c’est qu’un autre vol Air France 006 d’aujourd’hui s’est posé voici plus de quatre heures à JFK, à l’horaire prévu, 16 h 35. Il était assuré par un autre appareil, avec aux manettes un autre pilote et un autre copilote. En revanche, un Boeing 787 d’Air France, sous la même référence Air France 006, endommagé tout comme celui-ci et piloté par ce même commandant Markle, assisté du même Favereaux, et embarquant le même personnel de bord et les mêmes passagers, pour résumer l’exact même appareil que celui que vous voyez ici, ce même appareil, donc, s’est posé à l’aéroport de JFK, mais c’était le 10 mars dernier à 17 h 17. Il y a cent six jours exactement.
La cacophonie est générale et l’agent de la CIA y met fin en levant la main :
— Je ne comprends pas. Le même avion s’est posé deux fois ?
— Oui. Je le répète : c’est le même appareil. L’un des techniciens de la maintenance nous le confirme : c’est sur ce même 787 qu’il est intervenu voici près de quatre mois : selon lui, les dommages sont moindres, comme si l’avion était resté deux fois moins longtemps dans la grêle, mais il reconnaît avec certitude certains impacts sur le pare-brise, certains dégâts qu’a subis le radôme, etc. Je passe en liaison directe avec le pilote.
Un léger larsen chuinte dans la salle de commandement.
— Bonjour, commandant Markle. De nouveau le général Patrick Silveria. Je suis avec l’état-major de crise. Puis-je vous demander une fois encore de vous présenter ? De nous redonner votre date de naissance.
La voix de Markle résonne dans la salle. Elle est lasse.
— David Markle, né le 12 janvier 1973. Général, les passagers sont à bout de nerfs, ils veulent débarquer.
— Nous allons les évacuer dans les minutes qui viennent. Une dernière question, commandant Markle : quel jour sommes-nous, quelle heure est-il ?
— L’instrumentation est HS. Nous sommes le 10 mars, et à ma montre, il est 20 h 45.
Silveria coupe la communication. L’horloge lumineuse affiche pour date le 24 juin et pour horaire 22 h 34. Sur le plus grand des écrans apparaît soudain l’image d’un malade intubé, sur un lit d’hôpital.
— Cette photographie a été prise il y a dix minutes par un agent du FBI dans la chambre 344 du Mount Sinai Hospital. Cet homme s’appelle aussi David Markle. C’était le pilote du vol Air France 006 du 10 mars dernier. Ce David Markle-là est en train de mourir d’un cancer du pancréas, diagnostiqué voici un mois.
Silveria se tourne vers Adrian Miller et Tina Brewster-Wang, qui restent muets.
— Comprenez-vous pourquoi nous avons déclenché le protocole 42 ? Et quelle est la marche à suivre, maintenant ?
II
La vie est un songe, dit-on
(24 juin-26 juin 2021)
L’existence précède l’essence, et de pas mal, en plus.
LE MOMENT OÙ
Jeudi 24 juin 2021,
McGuire Air Force Base, Trenton, New Jersey
En file indienne, entre deux colonnes de soldats armés et équipés de combinaisons jaunes anticontamination, les passagers cheminent vers le hangar. Ils traversent un portique de test de radioactivité, un sas antibactérien et pénètrent sous l’immense dôme, au compte-gouttes ; une rangée de soldats note leur nom, leur prénom, leur numéro de siège. Rares sont ceux qui protestent. À l’énervement puis la colère ont succédé l’épuisement et l’anxiété. Seule une avocate excédée trouve l’énergie de distribuer sa carte professionnelle.
Dans le hangar, les militaires ont branché des douches, des toilettes mobiles, dressé une centaine de tentes, de longues tables. Ils servent des repas chauds, certains passagers tentent de se reposer sur les matelas installés sous les toiles, mais tout résonne sous la voûte d’acier, les enfants crient, des disputes éclatent. Des dizaines de soldats patrouillent, filtrent chaque allée et venue ; dans l’angle nord, une équipe médicale dispose d’un laboratoire sous un chapiteau stérile, et une douzaine d’infirmiers prélèvent un échantillon de la salive de chaque passager ; dans les modulaires de chantier de l’angle est, les psychologues de PsyOp qui affluent débutent les interrogatoires en face-à-face, en suivant le questionnaire que Miller et Wang ont élaboré dans l’urgence. Au cours des dernières heures, le protocole 42 s’est beaucoup enrichi.