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Il a appris également les nouveaux identifiants et mots de passe de son site sur le darknet, et même le code, changé lui aussi, de son portable. Il a lu l’historique des messages, découvert sur son agenda qu’il – enfin « Jo » – a dîné plusieurs fois avec un certain Timothée dont il ignore encore tout. Mais June n’est pas curieux au point de retirer l’adhésif de la bouche de March. Il ne craint pas que ce dernier hurle au secours, puisque tous deux savent que cette pièce est insonorisée, des quatre murs au plancher et au plafond. Mais il ne veut pas laisser le moindre doute s’instiller en lui, il ne veut hésiter en rien.

Lorsque March voit que June se lève, il n’a pas besoin d’explication. Évidemment qu’il ferait la même chose. Il ferme les yeux, il veut seulement que cela aille vite. June passe derrière lui, sans hâte, et lui injecte dans la nuque une dose de propofol, qui lui fait perdre conscience en quelques secondes. Pas de souffrance inutile, Blake ne se déteste pas à ce point. Une minute plus tard, une piqûre de curare arrête le cœur de March. La mort et le sommeil sont des frères jumeaux, disait déjà Homère.

Blake – il n’y a désormais plus d’ambiguïté – coupe le ruban toilé, retient le cadavre avant qu’il ne tombe sur le sol. Il le déshabille, range soigneusement les vêtements – après tout, c’est sa taille –, place le corps dans la baignoire, jambes en l’air, tête en bas, ouvre la douche et lui tranche la gorge, le laisse se vider de son sang. Il passe les doigts sous l’acide pour détruire les empreintes. Puis, avec soin, à la scie à os électrique, il découpe le corps, en s’appliquant à ne pas laisser de membre humain clairement identifiable, comme une main, un pied. Il manque un peu d’expérience. Sur le dos, sur son dos, il note un grain de beauté qu’il n’avait jamais remarqué, à la bordure irrégulière. À surveiller. En découpant le sexe, son sexe, il ne peut malgré tout retenir un frisson de dégoût. En trois heures, il a rempli une centaine de sacs congélation hermétiques. Il ne reste plus que la tête.

Merde. Le sparadrap.

Blake a failli oublier le coup de sabot du poney. Il décolle le carré adhésif sur le front de March, la plaie y cautérisait déjà. D’un scalpel, il entaille légèrement sa propre peau, jusqu’à ce que la future cicatrice soit plausible, il désinfecte, et il colle le sparadrap sur son front. Puis, il plonge la tête de March dans le bain d’acide qu’il a préparé dans une bassine : la peau se désagrège en dégageant une volute de vapeur nitrique.

Il est dix-neuf heures. Blake finira demain. Il nettoie la salle de bains, ôte les bâches transparentes, à peine éclaboussées, les replie soigneusement. Une précaution superflue : après tout, si l’on venait un jour à découvrir ce sang-là chez lui, c’est le sien. Il empile les sacs dans la baignoire. Le volume est moindre que ce à quoi il s’attendait. Huit valisettes, quatre voyages.

D’un téléphone jetable, il envoie un message à un destinataire secret : « Huit bûches, Total Clignancourt ». Réponse immédiate : « OK. Mercredi, quinze heures. » J moins 2, H moins 2 : Francis l’attendra demain lundi à treize heures, avec le 4 x 4, à la station de la porte de Clignancourt.

Puis, Blake sort, referme la porte à clé. Il sait qu’il va trouver que Quentin et Mathilde ont grandi, un peu. Il y a une vie après la mort, surtout celle des autres.

* * *

Lundi 28 juin 2021, 21 h 55,

palais de l’Élysée, Paris

— Tout est prêt, Emmanuel. Cinq minutes. Nous avons les chaînes d’info, un Facebook Live et un direct YouTube. Avec une minute de décalage-diffusion, en cas de problème.

Le président sourit à sa cheffe de la communication :

— Et à Washington ? Pas question que ce type vole la vedette à tout le monde.

— Il sera en retard sur nous, il répète encore son discours.

— Ce type répète ses discours ? Il m’a l’air en roue libre tout le temps. Poutine ? Xi Jinping ?

— Je ne sais pas.

— Monsieur le président ? dit une voix d’homme.

Le chef de l’État se tourne vers le sous-directeur du contre-espionnage, un petit homme chauve qui regarde encore son portable, troublé.

— C’était Mélois ? Quand revient-il des États-Unis ?

— Ce n’était pas lui, monsieur le président, dit le sous-directeur. L’avion du Glam vient de décoller de la base de McGuire. Mais j’ai une information.

— Faites court, Grimal.

— Il y a dix jours, la maintenance d’Airbus a noté une bizarrerie. Lors d’une révision d’un autre Airbus de China Airlines, à Dubai, les mécaniciens ont trouvé une pièce de voilure, qui porte le même numéro de série que celle qui équipe un avion affecté à une ligne intérieure chinoise, la Beijin-Shenzhen. Or c’est absolument impossible. L’avionneur a d’abord soupçonné une copie pirate. Mais sur cette ligne Beijin-Shenzhen, en avril, nos satellites ont repéré une anomalie de trafic : un appareil inconnu a été redirigé vers la base militaire de Huiyang. D’après les services, les Chinois aussi ont eu droit à un avion, comment dire, dupliqué… Et ils l’ont entièrement désossé et recyclé les pièces.

— Et les passagers ? L’équipage ?

— Nous ne savons rien de plus.

— Les Américains ne nous ont pas avertis ?

— Aucun indice qu’ils soient au courant de quoi que ce soit.

Les deux hommes se taisent quand s’approche la directrice de la communication.

— Emmanuel ? Vingt secondes.

Le président s’assied, la maquilleuse corrige un reflet sur son front.

— Dix…

La dircom finit le compte à rebours en silence. Le président fixe la caméra, le prompteur défile.

« Françaises, Français, mes chers compatriotes,

« Je m’adresse à vous à cette heure tardive, tout comme le président américain le fait en ce moment à Washington, la chancelière allemande à Berlin, le président russe à Moscou, et beaucoup de chefs d’État dans le monde entier.

« Un événement exceptionnel s’est produit jeudi. Les rumeurs qui circulent dans la presse et sur les réseaux sociaux sont en partie exactes. Les faits sont ceux-ci : un avion a surgi dans le ciel au large de la côte Est des États-Unis jeudi dernier… »

Le président français parle, parle, avant – fait rare – de laisser la parole au bout de cinq minutes à son conseiller scientifique. Pour ne pas ajouter de l’excentrique à l’incompréhensible, le mathématicien a rogné son aspect savant fou, troqué sa perturbante lavallière pourpre pour une fine écharpe de soie beige, sans se résigner à décrocher du revers de sa veste une araignée d’argent. Il présente les hypothèses, une animation s’incruste pour plus de clarté, enfin il renvoie au site internet de l’Élysée pour des explications détaillées, avec des chats organisés en direct.

Chez Blake, comme partout en France sans doute, le silence est absolu. Flora laisse échapper un C’est dingue. C’est totalement dingue.

Jo reste muet, mais Flora n’attendait pas de commentaire. Le président remercie son conseiller et reprend la parole.

« Mes chers concitoyens, en août 1945, après l’explosion d’Hiroshima, où le monde a basculé dans l’ère nucléaire et la peur de l’anéantissement, l’écrivain Albert Camus écrivait : “Voici qu’une angoisse nouvelle nous est proposée, qui a toutes les chances d’être définitive. On offre sans doute à l’humanité sa dernière chance. Et ce peut-être après tout le prétexte d’une édition spéciale. Mais ce devrait être plus sûrement le sujet de quelques réflexions et de beaucoup de silence.” Ce beau texte doit être pour nous une source d’inspiration.