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– Trois cents… trois cents, murmurait-il. Onze… douze… treize… etc… Seize! cela fait cinq ans. Admettons quatre du cent… cinq fois douze cela ferait soixante… de ces soixante, admettons que dans cinq ans tout cela fasse quatre cent mille, oui… mais cette canaille ne prête certainement pas à quatre du cent! Huit et même dix, s’il vous plaît! Donc, cinq cent mille au bas mot… le restant en chiffons.

Ayant terminé ses comptes, le dignitaire se moucha et voulut déjà quitter la pièce quand soudain son regard tomba sur la petite fille. J’étais sans doute bien dissimulé par les plantes car il ne me vit point, mais je vis aussitôt une singulière agitation se peindre sur ses traits. Était-ce le calcul qui agissait ou bien autre chose? mais il se frotta les mains avec satisfaction et au moment où il lançait un regard décisif sur la future fiancée, son agitation grandit encore.

Avant de se diriger vers l’endroit où se trouvaient les deux enfants, il inspecta les alentours d’un rapide coup d’œil. Puis, marchant sur la pointe des pieds, comme s’il s’était senti en faute, Julian Mastakovitch s’approcha du petit couple. Un sourire doucereux fleurissant sa figure ronde, il se baissa pour déposer un tendre baiser sur la tête de la fillette.

Celle-ci, qui ne s’attendait pas à cette attaque brusquée, poussa un cri de surprise.

– Et que faites-vous donc ici, charmante enfant? chuchota-t-il.

Tout en se retournant encore une fois il tapota la joue de l’enfant.

– Nous jouons…

Julian Mastakovitch lança au garçonnet un coup d’œil dépourvu d’aménité.

– Avec lui?

Puis s’adressant au petit chevalier servant:

– Tu devrais aller au salon, mon petit, dit-il d’un ton sévère.

Voyant que, silencieux, le garçonnet ne le quittait pas des yeux, de guerre lasse, Julian Mastakovitch inspecta à nouveau les alentours et s’inclinant vers la petite fille:

– C’est une poupée que vous avez là, n’est-ce pas, chère petite enfant?

– Une poupée, répondit la fillette qui, visiblement se sentait mal à son aise.

– Et savez-vous, chère enfant, avec quoi est faite votre poupée?

– Non, je ne sais pas, répondit-elle la tête baissée.

– Avec des chiffons, petite chérie…

Ici, Julian Mastakovitch lança de nouveau au petit garçon un dur regard.

– Tu devrais aller voir tes camarades, dit-il.

Les deux enfants se serrèrent l’un contre l’autre: ils ne voulaient certes pas se séparer.

– Et savez-vous pourquoi on vous a fait cadeau de cette poupée? questionna Julian Mastakovitch d’une voix plus basse.

– Je ne sais pas.

– C’est parce que vous êtes une enfant très gentille.

Ce disant, le dignitaire, dont l’émoi n’était plus à dissimuler, regarda tout autour de lui et, baissant de plus en plus la voix qui maintenant tremblait:

– M’aimerez-vous, chère petite fille, si je viens rendre visite à vos parents?

Julian Mastakovitch voulut encore une fois embrasser la fillette, mais le petit garçon roussâtre, voyant que celle-ci était sur le point de pleurer, la prit par le bras et se mit lui-même à sangloter comme par compassion.

Mon personnage devint rouge de colère.

– Va-t’en d’ici, garnement, cria-t-il. Va-t’en rejoindre tes camarades.

– Non, il ne faut pas qu’il s’en aille! Partez vous-même, s’écria la petite à travers ses larmes. Laissez-le, laissez-le.

*

* *

Un bruit à la porte l’ayant fait tressaillir, Julian Mastakovitch se redressa, mais, plus effrayé encore que lui, le petit garçon cherchait déjà à gagner la porte. Il s’en allait doucement, en frôlant les murs. Pour ne pas éveiller de soupçons le dignitaire jugea bon de quitter, lui aussi, le petit salon. Il était rouge comme une écrevisse et s’étant, en passant, regardé dans la glace, il parut tout confus. Avait-il honte de sa précipitation? Il se pouvait que, le calcul sur les doigts l’ayant séduit, il eût agi comme un gamin en voulant aborder l’objet de ses rêves qui ne pouvaient devenir réalité que dans cinq ans seulement.

Je suivis l’homme respectable dans la salle à manger où je vis un spectacle étrange: pourpre de colère, Julian Mastakovitch cherchait à effrayer le garçonnet, qui ne savait plus où se cacher.

– Que fais-tu ici, garnement? Va-t-en, va-t’en, indigne, tu voles des fruits? Va-t’en, va-t’en, miteux, va-t’en, je te dis!

Terrorisé, le petit se décida à une action désespérée: il tenta de se dissimuler sous la table. Mais son persécuteur ayant sorti de sa poche un long mouchoir de batiste, le secouait sous la table en essayant d’atteindre le délinquant.

Il nous faut remarquer ici que Julian Mastakovitch était un homme bien nourri, tout rouge de figure, petit, avec un ventre rond sur des cuisses très grasses.

Transpirant, suffoquant, il se démenait sans résultat. Enfin, possédé par un sentiment de colère et – qui sait? – de jalousie peut-être, il était devenu autant dire enragé.

N’en pouvant plus, j’éclatai d’un rire homérique. C’est alors que Julian Mastakovitch, qui venait seulement de m’apercevoir, se sentit visiblement très gêné, malgré sa dignité, d’autant plus que l’hôte apparaissait dans la porte d’en face. Le gamin, sorti de dessous la table, essuyait ses genoux. Quant à Julian Mastakovitch il s’empressait de porter à son nez le mouchoir qu’il tenait par un coin.

Étonné de nous avoir rencontrés tous les trois dans une situation aussi étrange, l’amphitryon nous regarda d’un œil inquiet; mais aussitôt en homme qui connaît la vie, il profita de l’occasion qui le rapprochait du dignitaire.

– Et voici le petit garçonnet, dit-il en désignant le petit rouquin; c’est de lui que j’ai eu l’honneur de vous entretenir…

– Ah, ah! fit Julian Mastakovitch, qui n’était pas encore revenu de son émotion.

– C’est le fils de notre institutrice, continua l’autre, en employant un ton de solliciteur, pauvre veuve d’un fonctionnaire honnête; et voilà pourquoi Julian Mastakovitch, s’il était en votre pouvoir…

– Ah!… non, non, interrompit vivement le petit homme rond; non, non, excusez-moi, Philippe Alexiéivitch, c’est impossible. Je me suis déjà renseigné. Il n’y a pas de place, et s’il y en avait une, il y a déjà dix candidats ayant plus de droits que lui. Très navré, très navré…

– C’est dommage, dit l’hôte. C’est un petit garçon très gentil, silencieux, obéissant…

– Un petit polisson, je crois, répondit Julian Mastakovitch la bouche tordue dans un rictus mauvais; va-t’en, qu’est-ce que tu as à rester là? Va-t en retrouver tes camarades.

Ne pouvant plus se retenir, le dignitaire me lança un coup d’œil inquiet.

Quant à moi, sentant qu’il m’était impossible de paraître indifférent, j’éclatai de rire dans la figure de l’homme rondelet, ce que voyant celui-ci se retourna pour demander à l’hôte quel était cet étrange jeune homme.

Ils murmurèrent quelques mots entre eux et sortirent.