Et c'était encore, en face de Salmon toujours muet et énigmatique, le baissier Moser et le haussier Pillerault, celui-ci provocant, la mine fière, malgré sa ruine, l'autre, qui gagnait une fortune, se gâtant la victoire par de lointaines inquiétudes.
" Vous verrez qu'au printemps nous aurons la guerre avec l'Allemagne. Tout ça ne sent pas bon, et Bismarck nous guette.
- Eh ! fichez-nous la paix ! J'ai encore eu tort, cette fois, de trop réfléchir... Tant pis ! c'est à refaire, tout ira bien. "
Jusque-là, Saccard n'avait pas faibli. Le nom de Fayeux, prononcé derrière son dos, ce receveur de rentes de Vendôme, avec lequel il se trouvait en rapport, pour toute une clientèle d'infimes actionnaires, venait seulement de lui causer un malaise, en le faisant songer à la masse énorme des petits, des capitalistes misérables qui allaient être broyés sous les décombres de l'Universelle. Mais, brusquement, la vue de Dejoie, livide, décomposé, porta ce malaise à l'aigu, en personnifiant toutes les humbles et lamentables ruines dans ce pauvre homme qu'il connaissait. En même temps, par une sorte d'hallucination, s'évoquèrent les pâles, les désolés visages de la comtesse de Beauvilliers et de sa fille, qui le regardaient éperdument de leurs grands yeux noirs pleins de larmes. Et, à cette minute, Saccard, ce corsaire au coeur tanné par vingt ans de brigandage, Saccard dont l'orgueil était de n'avoir jamais senti trembler ses jambes, de ne s'être jamais assis sur le banc, qui était là, contre le pilier, Saccard eut une défaillance et dut s'y laisser tomber un instant. La cohue refluait toujours, menaçait de l'étouffer. Il leva la tête, dans un besoin d'air, et il fut tout de suite debout, en reconnaissant, en haut, à la galerie du télégraphe, penchée au-dessus de la salle, la Méchain qui dominait de son énorme personne grasse le champ de bataille. Son vieux sac de cuir noir était posé près d'elle, sur la rampe de pierre. En attendant d'y entasser les actions dépréciées, elle guettait les morts, telle que le corbeau vorace qui suit les armées, jusqu'au jour du massacre.
Saccard, alors, d'un pas raffermi, s'en alla. Tout son être lui semblait vidé ; mais, par un effort de volonté extraordinaire, il s'avançait, solide et droit. Ses sens seulement s'étaient comme émoussés, il n'avait plus la sensation du sol, il croyait marcher sur un tapis de haute laine. De même, une brume noyait ses yeux, une clameur faisait bourdonner ses oreilles. Tandis qu'il sortait de la Bourse et qu'il descendait le perron, il ne reconnaissait plus les gens, c'étaient des fantômes flottants qui l'entouraient, des formes vagues, des sons perdus. N'avait-il pas vu passer la large face grimaçante de Busch ? Ne s'était-il pas arrêté un instant pour causer avec Nathansohn, très à l'aise, et dont la voix affaiblie lui paraissait venir de loin ? Sabatani et Massias ne l'accompagnaient-ils pas, au milieu de la consternation générale ? il se revoyait, entouré d'un groupe nombreux, peut-être Sédille et Maugendre encore, toutes sortes de figures qui s'effaçaient, se transformaient. Et, comme il allait s'éloigner, se perdre dans la pluie, dans la boue liquide dont Paris était submergé, il répéta d'une voix aiguë à tout ce monde fantomatique, mettant sa gloire dernière à montrer sa liberté d'esprit :
" Ah ! que je suis donc contrarié de ce camélia qu'on a oublié dans ma cour, et qui est mort de froid ! "
XI
Mme Caroline, épouvantée, envoya le soir même une dépêche à son frère, qui était à Rome pour une semaine encore ; et, trois jours après, Hamelin débarquait à Paris, accourant au danger.
L'explication fut rude, entre Saccard et l'ingénieur, rue Saint- Lazare, dans cette salle des épures, où l'affaire, autrefois, avait été discutée et résolue avec tant d'enthousiasme. Pendant les trois jours, la débâcle à la Bourse venait de s'aggraver terriblement, les actions de l'Universelle étaient tombées, coup sur coup, au-dessous du pair, à 430 francs ; et la baisse continuait, l'édifice craquait et s'écroulait, d'heure en heure.
Silencieuse, Mme Caroline écouta, évitant d'intervenir. Elle était pleine de remords, car elle s'accusait de complicité, puisque c'était elle qui, après s'être promis de veiller, avait laissé tout faire. Au lieu de se contenter de vendre ses titres, simplement, afin d'entraver la hausse, n'aurait-elle pas dû trouver autre chose, prévenir les gens, agir enfin ? Dans son adoration pour son frère, son coeur saignait, à le voir ainsi compromis, au milieu de ses grands travaux ébranlés, de toute l'oeuvre de sa vie remise en question ; et elle souffrait d'autant plus, qu'elle ne se sentait pas libre de juger Saccard : ne l'avait-elle pas aimé, n'était-elle pas à lui, de ce lien secret, dont elle sentait davantage la honte ? C'était, placée ainsi entre ces deux hommes, tout un combat qui la déchirait. Le soir de la catastrophe, elle avait accablé Saccard, dans un bel emportement de franchise, vidant un coeur de ce qu'elle y amassait depuis longtemps de reproches et de craintes. Puis, en le voyant sourire, tenace, invaincu quand même, en songeant à la force dont il avait besoin pour rester debout, elle s'était dit qu'elle n'avait pas le droit, après s'était montrée faible avec lui, de l'achever, de le frapper ainsi à terre. Et, réfugiée dans le silence, apportant seulement le blâme de son attitude, elle ne voulait être qu'un témoin.
Mais Hamelin, cette fois, s'emportait, lui si conciliant d'ordinaire, désintéressé de tout ce qui n'était pas ses travaux. Il attaqua le jeu avec une violence extrême, l'Universelle succombait à la folie du jeu, une crise d'absolue démence. Sans doute, il n'était pas de ceux qui prétendaient qu'une banque peut laisser fléchir ses titres, comme une compagnie de chemins de fer par exemple la compagnie de chemins de fer a son immense matériel, qui fait ses recettes ; tandis que le vrai matériel d'une banque est son crédit, elle agonise dès que son crédit chancelle. Seulement, il y avait là une question de mesure. S'il était nécessaire et même sage de maintenir le cours de 2 000 francs, il devenait insensé et complètement criminel de le pousser, de vouloir l'imposer à 3000 et davantage. Dès son arrivée, il avait exigé la vérité, toute la vérité. On ne pouvait plus lui mentir maintenant, lui dire, comme il avait toléré qu'on le déclarât en sa présence, devant la dernière assemblée, que la société ne possédait pas une de ses actions. Les livres étaient là, il en pénétrait aisément les mensonges. Ainsi, le compte Sabatani, il savait que ce prête-nom cachait les opérations faites par la société ; et il pouvait y suivre, mois par mois, depuis deux ans, la fièvre croissante de Saccard, d'abord timide, n'achetant qu'avec prudence, poussé ensuite à des achats de plus en plus considérables, pour arriver à l'énorme chiffre de vingt-sept mille actions ayant coûté près de quarante-huit millions. N'était-ce pas fou, d'une impudente folie qui avait l'air de se moquer des gens, un pareil chiffre d'affaires mis sous le nom d'un Sabatani ! Et ce Sabatani n'était pas le seul, il y avait d'autres hommes de paille, des employés de la banque, des administrateurs même, dont les achats, portés au compte des reports, dépassaient vingt mille actions, représentant elles aussi près de quarante-huit millions de francs. Enfin, tout cela n'était encore que les achats fermes, auxquels il fallait ajouter les achats à terme, opérés dans le courant de la dernière liquidation de janvier ; plus de vingt mille actions pour une somme de soixante-sept millions et demi, dont l'Universelle avait à prendre livraison ; sans compter, à la Bourse de Lyon, dix mille autres titres, vingt-quatre millions encore. Ce qui, en additionnant tout, démontrait que la société avait en main près du quart des actions émises par elle, et qu'elle avait payé ces actions de l'effroyable somme de deux cents millions. Là était le gouffre, où elle s'engloutissait.