Malgré les fautes commises, tous gardaient en lui une foi aveugle qu'on le leur laissât, qu'il fût libre de les voler encore, et il débrouillerait tout, il finirait par tous les enrichir, ainsi qu'il l'avait juré. Si aucun accident ne se produisait avant le lundi, si on lui donnait le temps de réunir l'assemblée générale extraordinaire, personne ne doutait qu'il ne tirât l'Universelle saine et sauve des décombres.
Saccard avait songé à son frère Rougon, et c'était là ce secours tout-puissant dont il parlait, sans vouloir s'expliquer davantage. S'étant trouvé face à face avec Daigremont, le traître, et lui ayant fait d'amers reproches, il n'avait obtenu que cette réponse : " Mais, mon cher, n'est pas moi qui vous ai lâché, c'est votre frère ! " Evidemment, cet homme était dans son droit : il n'avait fait l'affaire qu'à condition que Rougon en serait, on lui avait promis Rougon formellement, rien d'étonnant à ce qu'il se fût retiré, du moment où le ministre, loin d'en être, vivait en guerre avec l'Universelle et son directeur. C'était au moins une excuse sans réplique. Très frappé, Saccard venait de sentir sa faute immense, cette brouille ce frère qui seul pouvait le défendre, le rendre à ce point sacré, que personne n'oserait achever sa ruine, lorsqu'on saurait le grand homme derrière lui. Et ce fut, pour son orgueil, une des heures les plus dures, celle où il se décida à prier le député Huret d'intervenir en sa faveur. Du reste, il gardait une attitude de menace, refusait toujours de disparaître, exigeait comme une chose due l'aide de Rougon, qui avait plus d'intérêt que lui à éviter le scandale. Le lendemain, comme il attendait la visite promise d'Huret, il reçut simplement un billet, dans lequel, en termes vagues, on lui faisait dire de ne pas s'impatienter et de compter sur une bonne issue, si les circonstances ne s'y opposaient pas, plus tard. Il se contenta de ces quelques lignes, qu'il regarda comme une promesse de neutralité.
Mais la vérité était que Rougon venait de prendre l'énergique parti d'en finir, avec ce membre gangrené de sa famille, qui, depuis des années, le gênait, dans d'éternelles terreurs d'accidents malpropres, et qu'il préférait enfin trancher violemment. Si la catastrophe arrivait, il était résolu à laisser aller les choses. Puisqu'il n'obtiendrait jamais de Saccard son exil, le plus simple n'était-il pas de le forcer à s'expatrier lui-même, en lui facilitant la fuite, après quelque bonne condamnation ? Un brusque scandale, un coup de balai, ce serait fini. D'ailleurs, la situation du ministre devenait difficile, depuis qu'il avait déclaré au Corps législatif, dans un mouvement d'éloquence mémorable, que jamais la France ne laisserait l'Italie s'emparer de Rome. Très applaudi par les catholiques, très attaqué par le tiers état de plus en plus puissant, il voyait arriver l'heure où ce dernier, aidé des bonapartistes libéraux, allait le faire sauter du pouvoir, à moins qu'il ne leur donnât aussi un gage. Et le gage, si les circonstances le voulaient, allait être l'abandon de cette Universelle, patronnée par Rome, devenue une force inquiétante. Enfin, ce qui avait achevé de le décider, c'était une communication secrète de son collègue des Finances, qui, sur le point de lancer un emprunt, avait trouvé Gundermann et tous les banquiers juifs très réservés, donnant à entendre qu'ils refuseraient leurs capitaux, tant que le marché resterait incertain pour eux, livré aux aventures. Gundermann triomphait. Plutôt les juifs, avec leur royauté acceptée de l'or, que les catholiques ultramontains maîtres du monde, s'ils devenaient les rois de la Bourse !
On raconta plus tard que le garde des sceaux Delcambre, acharné dans sa rancune contre Saccard, ayant fait pressentir Rougon sur la conduite à suivre vis-à-vis de son frère, au cas où la justice aurait à intervenir, en avait simplement reçu ce cri du coeur : " Ah ! qu'il m'en débarrasse donc, je lui devrai un fameux cierge ! " Dès lors, du moment où Rougon l'abandonnait, Saccard était perdu. Delcambre, qui le guettait depuis son arrivée au pouvoir, le tenait enfin sur la marge du Code, au bord même du vaste filet judiciaire, n'ayant plus qu'à trouver le prétexte pour lancer ses gendarmes et ses juges.
Un matin, Busch, furieux de n'avoir pas agi encore, se rendit au palais de justice. S'il ne se hâtait pas, jamais maintenant il ne tirerait de Saccard les quatre mille francs qui restaient dus à la Méchain, sur le fameux compte de frais, pour le petit Victor. Son plan était simplement de soulever un abominable scandale, en l'accusant de séquestration d'enfant, ce qui permettrait d'étaler les détails immondes du viol de la mère et de l'abandon du gamin. Un pareil procès fait au directeur de l'Universelle, dans l'émotion soulevée par la crise que traversait cette banque, cela remuerait tout Paris ; et Busch espérait encore que Saccard, à la première menace, paierait. Mais le substitut qui se trouva chargé de le recevoir, un propre neveu de Delcambre, écouta son histoire d'un air d'impatience et d'ennui : non ! non ! rien à faire de sérieux avec de pareils commérages, ça ne tombait sous le coup d'aucun article du Code. Déconcerté, Busch s'emportait, parlait de sa longue patience, lorsque le magistrat l'interrompit brusquement, en lui entendant dire qu'il avait poussé la bonhomie, vis-à-vis de Saccard, jusqu'à placer des fonds en report, à l'Universelle. Comment ! il avait des fonds compromis dans la déconfiture certaine de cette maison, et il n'agissait pas ! Rien n'était plus simple, il n'avait qu'à déposer une plainte en escroquerie, car la justice, dès maintenant, se trouvait avertie de manoeuvres frauduleuses, qui allaient entraîner la banqueroute. C'était là le coup terrible à porter, et non l'autre histoire, le mélodrame d'une fille morte d'ivrognerie et d'un enfant grandi dans le ruisseau. Busch écoutait, la face attentive et grave, lancé sur cette nouvelle voie, entraîné à un acte qu'il n'était pas venu faire, dont il devinait les décisives conséquences : Saccard arrêté, l'Universelle frappée à mort. La seule peur de perdre son argent l'aurait décidé tout de suite, il ne demandait d'ailleurs que désastres, pour pêcher en eau trouble. Cependant, il hésita, il disait qu'il réfléchirait, qu'il reviendrait, et il fallut que le substitut lui mît la plume aux doigts, lui fît écrire, dans son cabinet même, sur son bureau, la plainte en escroquerie, qu'immédiatement, l'homme congédié, il porta, tout bouillant de zèle, à son oncle le garde des sceaux. L'affaire était bâclée.
Le lendemain, rue de Londres, au siège de la société, Saccard eut une longue entrevue avec les commissaires-censeurs et avec l'administrateur judiciaire, pour arrêter le bilan qu'il désirait présenter à l'assemblée générale. Malgré les sommes prêtées par les autres établissements financiers, on avait dû fermer les guichets, suspendre les paiements, devant les demandes croissantes. Cette banque, qui, un mois plus tôt, possédait près de deux cents millions dans ses caisses, n'avait pu rembourser, à sa clientèle affolée, que les quelques premières centaines de mille francs. Un jugement du tribunal de commerce avait déclaré d'office la faillite, à la suite d'un rapport sommaire, remis la veille par un expert, chargé d'examiner les livres. Malgré tout, Saccard, inconscient, promettait encore de sauver la situation, avec un aveuglement d'espoir, un entêtement de bravoure extraordinaires. Et précisément, ce jour-là, il attendait la réponse du parquet des agents de change, pour la fixation d'un cours de compensation, lorsque l'huissier entra lui dire que trois messieurs le demandaient, dans un salon voisin. C'était le salut peut-être, il se précipita, très gai, et il trouva un commissaire de police, aidé de deux agents, qui procéda à son arrestation immédiate. Le mandat d'amener venait d'être lancé, sur la lecture du rapport de l'expert, dénonçant des irrégularités d'écritures, et particulièrement sur la plainte en abus de confiance de Busch, qui prétendait que des fonds, confiés par lui pour être placés en report, avaient reçu une destination autre. A la même heure, on arrêtait également Hamelin, à son domicile, rue Saint-Lazare. Cette fois, c'était bien la fin, comme si toutes les haines, toutes les malchances aussi se fussent acharnées. L'assemblée générale extraordinaire ne pouvait plus se réunir, la Banque universelle avait vécu.