Mme Caroline, d'un bon sens si solide, très réfractaire d'habitude aux imaginations trop chaudes, se laissait pourtant aller à cet enthousiasme, n'en voyait plus nettement l'outrance. A la vérité, cela caressait en elle sa tendresse pour l'Orient, son regret de cet admirable pays, où elle s'était crue heureuse ; et, sans calcul, par un contre-effet logique, c'était elle, ses descriptions colorées, ses renseignements débordants, qui fouettaient de plus en plus la fièvre de Saccard. Quand elle parlait de Beyrouth, elle avait habité trois ans, elle ne tarissait pas : Beyrouth, au pied du Liban, sur sa langue de terre, entre des grèves de sable rouge et des écroulements de rochers, Beyrouth avec ses maisons en amphithéâtre, au milieu de vastes jardins, un paradis délicieux planté d'orangers, de citronniers et de palmiers. Puis, c'étaient toutes les villes de la côte, au nord Antioche, déchue de sa splendeur, au sud Saida, l'ancienne Sidon, Saint-Jean-d'Acre, Jaffa et Tyr, la Sour actuelle, qui les résume toutes, Tyr dont les marchands étaient des rois, dont les marins avaient fait le tour de l'Afrique, et qui, aujourd'hui, avec son port comblé par les sables, n'est plus qu'un champ de ruines, une poussière de palais, où ne se dressent, misérables et éparses, que quelques cabanes de pécheurs. Elle avait accompagné son frère partout, elle connaissait Alep, Angora, Brousse, Smyrne, jusqu'à Trézibonde ; elle avait vécu un mois à Jérusalem, endormie dans le trafic des lieux saints, puis deux autres mois à Damas, la reine de l'Orient, au centre de sa vaste plaine, la ville commerçante et industrielle, dont les caravanes de La Mecque et de Bagdad font un centre grouillant de foule. Elle connaissait aussi les vallées et les montagnes, les villages des Maronites et des Druses perchés sur les plateaux, perdus au fond des gorges, les champs cultivés et les champs stériles. Et, des moindres coins, des déserts muets comme des grandes villes, elle avait rapporté la même admiration pour l'inépuisable, la luxuriante nature, la même colère contre les hommes stupides et mauvais. Que de richesses naturelles dédaignées ou gâchées ! Elle disait les charges qui écrasent le commerce et l'industrie, cette loi imbécile qui empêche de consacrer les capitaux à l'agriculture, au- delà d'un certain chiffre, et la routine qui laisse aux mains du paysan la charrue dont on se sert avant Jésus-Christ, et l'ignorance où croupissent encore de nos jours ces millions d'hommes, pareils à des enfants idiots, arrêtés dans leur croissance. Autrefois, la côte se trouvait trop petite, les villes se touchaient ; maintenant, la vie s'en est allée vers l'Occident, il semble qu'on traverse un immense cimetière abandonné. Pas d'écoles, pas de routes, le pire des gouvernements, la justice vendue, un personnel administratif exécrable, des impôts trop lourds, des lois absurdes, la paresse, le fanatisme ; sans compter les continuelles secousses des guerres viles, des massacres qui emportent des villages entiers. Alors, elle se fâchait, elle demandait s'il était permis de gâter ainsi l'oeuvre de la nature, une terre bénie, d'un charme exquis, où tous les climats se retrouvaient, les plaines ardentes, les flancs tempérés des montagnes, les neiges éternelles des hauts sommets. Et son amour de la vie, sa vivace espérance la faisaient se passionner, à l'idée du coup de baguette tout-puissant dont la science et la spéculation pouvaient frapper cette vieille terre endormie, pour la réveiller.
" Tenez ! criait Saccard, cette gorge du Carmel, que vous avez dessinée là, où il n'y a que des pierres et des lentisques, eh bien, dès que la mine d'argent sera en exploitation, il y poussera d'abord un village, puis une ville... Et tous ces ports encombrés de sable, nous les nettoierons, nous les protégerons de fortes jetées. Des navires de haut bord stationneront où des barques n'osent s'amarrer aujourd'hui... Et, dans ces plaines dépeuplées, ces cols déserts, que nos lignes ferrées traverseront, vous verrez toute une résurrection, oui ! les champs se défricher, des routes et des canaux s'établir, des cités nouvelles sortir du sol, la vie enfin revenir comme elle revient à un corps malade, lorsque, dans les veines appauvries, on active la circulation d'un sang nouveau... Oui ! l'argent fera des prodiges. "
Et, devant l'évocation de cette voix perçante, Mme Caroline voyait réellement se lever la civilisation prédite. Ces épures sèches, ces tracés linéaires s'animaient, se peuplaient : c'était le rêve qu'elle avait fait parfois d'un Orient débarbouillé de sa crasse, tiré de son ignorance, jouissant du sol fertile, du ciel charmant, avec tous les raffinement de la science. Déjà, elle avait assisté au miracle, ce Port- Saïd qui, en si peu d'années, venait de pousser sur une plage nue, d'abord des cabanes pour abriter les quelques ouvriers de la première heure, puis la cité de deux mille âmes, la cité de dix mille âmes, des maisons, des magasins immenses, une jetée gigantesque, de la vie et du bien-être créés avec entêtement par les fourmis humaines. Et c'était bien cela qu'elle voyait se dresser de nouveau, la marche en avant, irrésistible, la poussée sociale qui se rue au plus de bonheur possible, le besoin d'agir, d'aller devant soi, sans savoir au juste où l'on va, mais d'aller plus à l'aise, dans des conditions meilleures ; et le globe bouleversé par la fourmilière qui refait sa maison, et le continuel travail, de nouvelles jouissances conquises, le pouvoir de l'homme décuplé, la terre lui appartenant chaque jour davantage. L'argent, aidant la science, faisait le progrès.