Выбрать главу

" N'ayez donc pas peur ! Je fais l'ogre, c'est pour rire... Tout le monde sera très riche. "

Ils causèrent ensuite tranquillement des dispositions à prendre, et il fut convenu que, le lendemain même de la constitution définitive de la société, Hamelin se rendrait à Marseille, puis de là en Orient, pour hâter la mise en oeuvre des grandes affaires.

Mais déjà, sur le marché de Paris, des bruits se répandaient, une rumeur ramenait le nom de Saccard, du fond trouble où il s'était noyé un instant ; et les nouvelles, d'abord chuchotées, peu à peu dites à voix plus haute, sonnaient si clairement le succès prochain, que, de nouveau, comme au parc Monceau jadis, son antichambre s'emplissait de solliciteurs, chaque matin. Il voyait Mazaud monter, par hasard, pour lui serrer la main et causer des nouvelles du jour ; il recevait d'autres agents de change, le juif Jacoby, avec sa voix tonitruante, et son beau-frère Delarocque, un gros roux, qui rendait sa femme si malheureuse. La coulisse venait aussi, dans la personne de Nathansohn, un petit blond très actif, que la chance portait. Et quant à Massias, résigné à sa dure besogne de remisier malchanceux, il se présentait déjà chaque jour, bien qu'il n'y eût pas encore d'ordres à recevoir. C'était toute une foule montante.

Un matin, dès neuf heures, Saccard trouva l'antichambre pleine. N'ayant pas arrêté encore de personnel spécial, il était fort mal secondé par son valet de chambre et, le plus souvent, il se donnait la peine d'introduire les gens lui-même. Ce jour-là, comme il ouvrait la porte de son cabinet, Jantrou voulut entrer ; mais il avait aperçu Sabatani, qu'il faisait chercher depuis deux jours.

" Pardon, mon ami " , dit-il en arrêtant l'ancien professeur, pour recevoir d'abord le Levantin.

Sabatani, avec son inquiétant sourire de caresse, sa souplesse de couleuvre, laissa parler Saccard ; qui, très nettement d'ailleurs, en homme qui le connaissait, lui fit sa proposition.

" Mon cher, j'ai besoin de vous... Il nous faut un prête-nom. Je vous ouvrirai un compte, je vous ferai acheteur d'un certain nombre de nos titres, que vous paierez simplement par un jeu d'écritures... Vous voyez que je vais droit au but et que je vous traite en ami. "

Le jeune homme le regardait de ses beaux yeux de velours, si doux dans sa longue face brune.

" La loi, cher maître, exige d'une façon formelle le versement en espèces... Oh ! ce n'est pas pour moi que je vous dis ça. Vous me traitez en ami, et j'en suis très fier... Tout ce que vous voudrez ! "

Alors, Saccard, pour lui être agréable, lui dit l'estime où le tenait Mazaud, qui avait fini par prendre ses ordres, sans être couvert. Puis, il le plaisanta sur Germaine Coeur, avec laquelle il l'avait rencontré la veille, faisant allusion crûment au bruit qui le douait d'un véritable prodige, une exception géante, dont rêvaient les filles du monde de la Bourse, tourmentées de curiosité. Et Sabatani ne niait pas, riait de son rire équivoque sur ce sujet scabreux : oui, oui ! ces dames étaient très drôles à courir après lui, elles voulaient voir.

" Ah ! à propos, interrompit Saccard, nous aurons aussi besoin de signatures, pour régulariser certaines opérations, les transferts, par exemple... Pourrai-je envoyer chez vous les paquets de papiers à signer ?

- Mais certainement, cher maître. Tout ce que vous voudrez ! "

Il ne soulevait même pas la question de paiement, sachant que cela est sans prix, lorsqu'on rend de pareils services ; et, comme l'autre ajoutait qu'on lui donnerait un franc par signature, pour le dédommager de sa perte de temps, il acquiesça d'un simple mouvement de tête. Puis, avec son sourire :

" J'espère aussi, cher maître, que vous ne me refuserez pas des conseils. Vous allez être si bien placé, je viendrai aux renseignements.

- C'est ça, conclut Saccard, qui comprit. Au revoir... Ménagez-vous, ne cédez pas trop à la curiosité des dames. "

Et, s'égayant de nouveau, il le congédia par une porte de dégagement, qui lui permettait de renvoyer les gens, sans leur faire retraverser la salle d'attente.

Ensuite, Saccard, étant allé rouvrir l'autre porte, appela Jantrou. D'un coup d'oeil, il le vit ravagé, sans ressources, avec une redingote dont les manches s'étaient usées sur les tables des cafés, à attendre une situation. La Bourse continuait d'être une marâtre, et il portait beau pourtant, la barbe en éventail, cynique et lettré, lâchant encore de temps à autre une phrase fleurie d'ancien universitaire.

" Je vous aurais écrit prochainement, dit Saccard. Nous dressons la liste de notre personnel, où je vous ai inscrit un des premiers, et je crois bien que je vous appellerai au bureau des émissions. "

Jantrou l'arrêta d'un geste.

" Vous êtes bien aimable, je vous remercie... Mais j'ai une affaire à vous proposer. "

Il ne s'expliqua pas tout de suite, débuta par des généralités, demanda quelle serait la part des journaux, dans le lancement de la Banque universelle. L'autre prit feu aux premiers mots, déclara qu'il était pour la publicité la plus large, qu'il y mettrait tout l'argent disponible. Pas une trompette n'était à dédaigner, même les trompettes de deux sous, car il posait en axiome que tout bruit était bon, en tant que bruit. Le rêve serait d'avoir tous les journaux à soi ; seulement, ça coûterait trop cher.

" Tiens ! est-ce que vous auriez l'idée de nous organiser notre publicité. Ce ne serait peut-être pas bête. Nous en causerons.

" Oui, plus tard, si vous voulez.. Mais qu'est-ce que vous diriez d'un journal à vous, complètement à vous, dont je serais le directeur. Chaque matin, une page vous serait réservée, des articles qui chanteraient vos louanges, de simples notes rappelant l'attention sur vous, des allusions dans des études complètement étrangères aux finances, enfin une campagne en règle, à propos de tout et de rien, vous exaltant sans relâche sur l'hécatombe de vos rivaux... Est-ce que ça vous tente ?

- Dame ! si ça ne coûtait pas les yeux de la tête.

- Non, le prix serait raisonnable. "

Et il nomma enfin le journal : L'Espérance , une feuille fondée, depuis deux ans, par un petit groupe de personnalités catholiques, les violents du parti, qui faisaient à l'empire une guerre féroce. Le succès était, d'ailleurs, absolument nul, et le bruit de la disparition du journal courait chaque matin.

Saccard se récria.

" Oh ! il ne tire pas à deux mille !

- Ça, ce sera notre affaire, d'arriver à un plus gros tirage.

- Et puis, c'est impossible : il traîne mon frère dans la boue, je ne peux pas me fâcher avec mon frère dès le début. "

Jantrou haussa doucement les épaules.

" Il ne faut se fâcher avec personne... Vous savez comme moi que, lorsqu'une maison de crédit a un journal, peu importe qu'il soutienne ou attaque le gouvernement : s'il est officieux, la maison est certaine de faire partie de tous les syndicats que forme le ministre des Finances pour assurer le succès des emprunts de l'Etat et des communes ; s'il est opposant, le même ministre a toutes sortes d'égards pour la banque qu'il représente, un désir de le désarmer et de l'acquérir, qui se traduit souvent par plus de faveurs encore... Ne vous inquiétez donc pas de la couleur de L'Espérance . Ayez un journal, c'est une force. "