" Ça commence, ton affaire ? tu touches tes primes ? " Malgré sa grande jeunesse encore, il avait un aplomb d'homme d'expérience, incapable de se dépenser inutilement dans un plaisir hasardeux. Son père comprit son attitude de supériorité ironique.
" Non, justement, je n'ai rien touché du tout, et ce n'est point par sagesse, car, mon petit je suis aussi fier d'avoir toujours vingt ans que tu parais l'être d'en avoir soixante. "
Le rire de Maxime s'accentua, son ancien rire perlé de fille, dont il avait gardé le roucoulement équivoque, dans l'attitude correcte qu'il s'était faite de garçon rangé, désireux de ne pas gâter sa vie davantage. Il affectait la plus grande indulgence, pourvu que rien de lui ne fût menacé.
" Ma foi, tu as bien raison, du moment que ça ne te fatigue pas... Moi, tu sais, j'ai déjà des rhumatismes. "
Et, s'installant à l'aise dans un fauteuil, prenant un journal :
" Ne t'occupe pas de moi, finis de recevoir, si je ne te gêne pas... Je suis venu trop tôt, parce que j'avais à passer chez mon médecin et que je ne l'ai pas trouvé. "
A ce moment, le valet de chambre entrait dire que Mme la comtesse de Beauvilliers demandait à être reçue. Saccard, un peu surpris, bien qu'il eût déjà rencontré à l'Oeuvre du Travail sa noble voisine, comme il la nommait, donna l'ordre de l'introduire immédiatement ; puis, rappelant le valet, il lui commanda de renvoyer tout le monde, fatigué, ayant très faim.
Lorsque la comtesse entra, elle n'aperçut même pas Maxime, que le dossier du grand fauteuil cachait. Et Saccard s'étonna davantage, en voyant qu'elle avait amené avec elle sa fille Alice. Cela donnait plus de solennité à la démarche : ces deux femmes si tristes et si pâles, la mère mince, grande, toute blanche, à l'air suranné, la fille vieillie déjà, le cou trop long, jusqu'à la disgrâce. Il avança des sièges, d'une politesse agitée, pour mieux montrer sa déférence.
" Madame, je suis extrêmement honoré... Si j'avais le bonheur de pouvoir vous être utile... "
D'une grande timidité, sous son allure hautaine, la comtesse finit par expliquer le motif de sa visite.
" Monsieur, c'est à la suite d'une conversation avec mon amie, Mme la princesse d'Orviedo, que la pensée m'est venue de me présenter chez vous... Je vous avoue que j'ai hésité d'abord, car on ne refait pas facilement ses idées à mon âge et j'ai toujours eu grand-peur des choses d'aujourd'hui que je ne comprends pas... Enfin, j'en ai causé avec ma fille, je crois qu'il est de mon devoir de passer sur mes scrupules pour tenter d'assurer le bonheur des miens. "
Et elle continua, elle dit comment la princesse lui avait parlé de la Banque universelle, certes une main de crédit telle que les autres, aux yeux des profanes, mais qui, aux yeux des initiés, allait avoir une excuse sans réplique, un but tellement méritoire et haut, qu'il devait imposer silence aux consciences les plus timorées. Elle ne prononça ni le nom du pape ni celui de Jérusalem : c'était là ce qu'on ne disait pas, ce qu'on chuchotait à peine entre fidèles, le mystère qui passionnait ; mais, de chacune de ses paroles, de ses allusions et de ses sous-entendus, un espoir et une foi se dégageaient, qui mettaient toute une flamme religieuse dans sa croyance au succès de la nouvelle banque.
Saccard lui-même fut étonné de son émotion contenue, du tremblement de sa voix. Il n'avait encore parlé de Jérusalem que dans l'excès lyrique de sa fièvre, il se méfiait au fond de ce projet fou, y flairant quelque ridicule, disposé à l'abandonner et à en rire, si des plaisanteries l'accueillaient. Et la démarche émue de cette sainte femme qui amenait sa fille, la façon profonde dont elle donnait à entendre qu'elle et tous les siens, toute la noblesse française croirait et s'engouerait, le frappait vivement, donnait un corps à une rêverie pure, élargissait à l'infini son champ d'évolution. C'était donc vrai qu'il y avait là un levier, dont l'emploi allait lui permettre de soulever le monde ! Avec son assimilation si rapide, il entra d'un coup dans la situation, parla lui-aussi en termes mystérieux de ce triomphe final qu'il poursuivrait en silence ; et sa parole était pénétrée de ferveur, il venait réellement d'être touché de la foi, de la foi en l'excellence du moyen d'action que la crise traversée par la papauté lui mettait aux mains. Il avait la faculté heureuse de croire, dès que l'exigeait l'intérêt de ses plans.
" Enfin, monsieur, continuait la comtesse, je suis décidée à une chose qui m'a répugné jusqu'ici... Oui, l'idée de faire travailler de l'argent, de le placer à intérêts, ne m'est jamais entrée dans la tête : des façons anciennes d'entendre la vie, des scrupules qui deviennent un peu sots, je le sais ; mais, que voulez-vous ? on ne va point aisément contre les croyances qu'on a sucées avec le lait, et je m'imaginais que la terre seule, la grande propriété devait nourrir des gens tels que nous... Malheureusement, la grande propriété... "
Elle rougit faiblement, car elle en arrivait à l'aveu de cette ruine qu'elle dissimulait avec tant de soin.
" La grande propriété n'existe plus guère... Nous autres avons été très éprouvés... Il ne nous reste plus qu'une ferme. "
Saccard, alors, pour lui éviter toute gêne, renchérit, s'enflamma.
" Mais, madame, personne ne vit plus de la terre... L'ancienne fortune domaniale est une forme caduque de la richesse, qui a cessé d'avoir sa raison d'être. Elle était la stagnation même de l'argent, dont nous avons décuplé la valeur, en le jetant dans la circulation, et par le papier-monnaie, et par les titres de toutes sortes, commerciaux et financiers. C'est ainsi que le monde va être renouvelé, car rien n'était possible sans l'argent, l'argent liquide qui coule, qui pénètre partout, ni les applications de la science, ni la paix finale, universelle... Oh ! la fortune domaniale ! elle est allée rejoindre les pataches. On meurt avec un million de terres, on vit avec le quart de ce capital placé dans de bonnes affaires, à quinze, vingt et même trente pour cent. "
Doucement, avec sa tristesse infinie, la comtesse hocha la tête.
" Je ne vous entends guère, et, je vous l'ai dit, je suis restée d'une époque où ces choses effrayaient, comme des choses mauvaises et défendues... Seulement, je ne suis pas seule, je dois surtout songer à ma fille. Depuis quelques années, j'ai réussi à mettre de côté, oh ! une petite somme... "
Sa rougeur reparaissait.
" Vingt mille francs qui dorment chez moi, dans un tiroir. Plus tard, j'aurais peut-être un remords de les avoir laissés ainsi improductifs ; et, puisque votre oeuvre est bonne, ainsi que me l'a confié mon amie, puisque vous allez travailler à ce que nous souhaitons tous ; de nos voeux les plus ardents, je me risque... Enfin je vous serai reconnaissante, si vous pouvez me réserver des actions de votre banque, pour une somme de dix à douze mille francs. J'ai tenu à ce que ma fille m'accompagnât, car je ne vous cache pas que cet argent est à elle. "
Jusque-là, Alice n'avait pas ouvert la bouche, l'air effacé, malgré son vif regard d'intelligence. Elle eut un geste de reproche tendre.
" Oh ! à moi ! maman, est-ce que j'ai quelque chose à moi qui ne soit pas à vous ?