- Et ton mariage, mon enfant ?
- Mais vous savez bien que je ne veux pas me marier ! "
Elle avait dit cela trop vite, le chagrin de sa solitude criait dans sa voix grêle. Sa mère la fit taire d'un coup d'oeil navré ; et toutes deux se regardèrent un instant, ne pouvant se mentir, dans le partage quotidien de ce qu'elles avaient à souffrir et à cacher.
Saccard était très ému.
" Madame, il n'y aurait plus d'actions, que j'en trouverais quand même pour vous. Oui, s'il le faut, j'en prendrai sur les miennes... Votre démarche me touche infiniment, je suis très honoré de votre confiance... "
Et, à cet instant, il croyait réellement faire la fortune de ces malheureuses, il les associait, pour une part, à la pluie d'or qui allait pleuvoir sur lui et autour de lui.
Ces dames s'étaient levées et se retiraient. A la porte seulement, la comtesse se permit une allusion directe à la grande affaire dont on ne parlait pas.
" J'ai reçu de mon fils Ferdinand, qui est à Rome, une lettre désolante sur la tristesse produite là-bas par l'annonce du retrait de nos troupes.
- Patience ! déclara Saccard avec conviction, nous sommes là pour tout sauver. "
Il y eut de profonds saluts, et il les accompagna jusqu'au palier, en passant cette fois à travers l'antichambre, qu'il croyait libre. Mais, comme il revenait, il aperçut, assis sur une banquette, un homme d'une cinquantaine d'années, grand et sec, vêtu en ouvrier endimanché, qui avait avec lui une jolie fille de dix-huit ans, mince et pâle.
" Quoi ? que voulez-vous ? "
La jeune fille s'était levée la première, et l'homme, intimidé par cet accueil brusque, se mit à bégayer une explication confuse.
" J'avais donné l'ordre de renvoyer tout le monde ! Pourquoi êtes- vous là ?... Dites-moi votre nom ; au moins.
- Dejoie, monsieur, et je viens avec ma fille Nathalie... "
De nouveau, il s'embrouilla, si bien que Saccard, impatienté, allait le pousser à la porte, lorsqu'il comprit enfin que c'était Mme Caroline qui le connaissait depuis longtemps et qui lui avait dit d'attendre.
" Ah ! vous êtes recommandé par Mme Caroline. Il fallait le dire tout de suite... Entrez et dépêchez-vous, car j'ai très faim.
Dans le cabinet, il laissa Dejoie et Nathalie debout, ne s'assit pas lui-même, pour les expédier plus vite. Maxime qui, à la sortie de la comtesse, avait quitté son fauteuil, n'eut plus la discrétion de s'écarter, dévisageant les nouveaux venus, l'air curieux. Et Dejoie, longuement, racontait son affaire.
" Voici, monsieur... J'ai fait mon congé, puis je suis entré comme garçon de bureau chez M. Durieu, le mari de Mme Caroline, quand il vivait et qu'il était brasseur. Puis, je suis entré chez M. Lamberthier, le facteur à la halle. Puis, je suis entré chez M. Blaisot, un banquier que vous connaissez bien il s'est fait sauter la cervelle, il y a deux mois, et alors je suis sans place... Il faut vous dire, avant tout, que je m'étais marié. Oui, j'avais épousé ma femme Joséphine, quand j'étais justement chez M. Durieu, et qu'elle était, elle, cuisinière, chez la belle-soeur de monsieur, Mme Lévêque, que Mme Caroline a bien connue. Ensuite, quand j'ai été chez M. Lamberthier, elle n'a pas pu y entrer, elle s'est placée chez un médecin de Grenelle, M. Renaudin. Ensuite, elle est allée au magasin des Trois-Frères, rue Rambuteau, où, comme par un guignon, il n'y a jamais eu de place pour moi...
- Bref, interrompit Saccard, vous venez me demander un emploi, n'est-ce pas ? "
Mais Dejoie tenait à expliquer le chagrin de sa vie, la mauvaise chance qui lui avait fait épouser une cuisinière, sans que jamais il eût réussi à se placer dans les mêmes maisons qu'elle. C'était quasiment comme si l'on n'avait pas été marié, n'ayant jamais une chambre à tous les deux, se voyant chez les marchands de vin, s'embrassant derrière les portes des cuisines. Et une fille était née, Nathalie, qu'il avait fallu laisser en nourrice jusqu'à huit ans, jusqu'au jour où le père, ennuyé d'être seul, l'avait reprise dans son étroit cabinet de garçon. Il était ainsi devenu la vraie mère de la petite, l'élevant, la menant à l'école, la surveillant avec des soins infinis, le coeur débordant d'une adoration grandissante.
" Ah ! je puis bien dire, monsieur, qu'elle m'a donné de la satisfaction. C'est instruit, c'est honnête... Et, vous la voyez, il n'y a pas sa pareille pour la gentillesse. "
En effet, Saccard la trouvait charmante, cette fleur blonde du pavé parisien, avec sa grâce chétive, ses larges yeux sous les petits frisons de ses cheveux pâles. Elle se laissait adorer par son père, sage encore, n'ayant eu aucun intérêt à ne pas l'être, d'un féroce et tranquille égoïsme, dans cette clarté si limpide de ses yeux.
" Alors donc, monsieur, la voici en âge de se marier, et il y a justement un beau parti qui se présente, le fils du cartonnier, notre voisin. Seulement, c'est un garçon qui veut s'établir, et il demande six mille francs. Ça n'est pas trop, il pourrait prétendre à une fille qui aurait davantage... Il faut vous dire que j'ai perdu ma femme, il y a quatre ans, et qu'elle nous a laissé des économies, ses petits bénéfices de cuisinière, n'est-ce pas ?... J'ai quatre mille francs ; mais ça ne fait pas six mille, et le jeune homme est pressé, Nathalie aussi... "
La jeune fille qui écoutait, souriante, avec son clair regard si froid et si décidé, eut une brusque affirmation du menton.
" Bien sûr... Je ne m'amuse pas, je veux en finir, d'une manière ou d'une autre. "
De nouveau, Saccard les interrompit. Il avait jugé l'homme, borné, mais très adroit, très bon, rompu à la discipline militaire. Puis, il suffisait qu'il se présentât au nom de Mme Caroline.
" C'est parfait, mon ami... Je vais avoir un journal, je vous prends comme garçon de bureau... Laissez-moi votre adresse, et au revoir. "
Cependant, Dejoie ne s'en allait point. Il continua, avec embarras :
" Monsieur est bien obligeant, j'accepte la place avec reconnaissance, parce qu'il faudra que je travaille, quand j'aurai casé Nathalie... Mais j'étais venu pour autre chose. Oui, j'ai su, par Mme Caroline et par d'autres personnes encore, que monsieur va se trouver dans de grandes affaires et qu'il pourra faire gagner tout ce qu'il voudra à ses amis et connaissances... Alors, si monsieur voulait bien s'intéresser à nous, si monsieur consentait à nous donner de ses actions... "
Saccard, une seconde fois, fut ému, plus ému qu'il ne venait de l'être, la première lorsque la comtesse lui avait confié, elle aussi, la dot de sa fille. Cet homme simple, ce tout petit capitaliste aux économies grattées sou à sou, n'était-ce pas la foule croyante, confiante, la grande foule qui fait les clientèles nombreuses et solides, l'armée fanatisée qui arme une maison de crédit d'une force invincible ? si ce brave homme accourait ainsi, avant toute publicité, que serait-ce lorsque les guichets seraient ouverts ? Son attendrissement souriait à ce premier petit actionnaire, il voyait là le présage d'un gros succès.
" Entendu, mon ami, vous aurez des actions. "
La face de Dejoie rayonna, comme à l'annonce d'une grâce inespérée.
" Monsieur est trop bon... N'est-ce pas ? en six mois, de façon à compléter la somme... Et, puisque monsieur je puis bien, avec mes quatre mille, en gagner deux mille, y consent, j'aime mieux régler ça tout de suite. J'ai apporté l'argent. "