Depuis quelque temps, Jantrou nourrissait des idées neuves de publicité. Il songeait d'abord à écrire une brochure, une vingtaine de pages sur les grandes entreprises que lançait l'Universelle, mais en leur donnant l'intérêt d'un petit roman, dramatisé en un style familier ; et il voulait inonder la province de cette brochure, qu'on distribuerait pour rien, au fond des campagnes les plus reculées. Ensuite, il projetait de créer une agence qui rédigerait et ferait autographier un bulletin de la Bourse, pour l'envoyer à une centaine des meilleurs journaux des départements : on leur ferait cadeau de ce bulletin, ou ils le paieraient un prix dérisoire, et l'on aurait bientôt ainsi dans les mains une arme puissante, une force avec laquelle toutes les maisons de banque rivales seraient obligées de compter. Connaissant Saccard, il lui soufflait ainsi ses idées, jusqu'à ce que ce dernier les adoptât, les fit siennes, les élargît au point de les recréer réellement. Les minutes s'écoulaient, tous deux en étaient venus à régler l'emploi des fonds de la publicité pour le trimestre, les subventions à payer aux grands journaux, le terrible bulletinier d'une maison adverse dont il fallait acheter le silence, une part à prendre dans la mise aux enchères de la quatrième page d'une très ancienne feuille, très respectée. Et, de leur prodigalité, de tout cet argent qu'ils jetaient de la sorte en vacarme, aux quatre coins du ciel, se dégageait surtout leur dédain immense du public, le mépris de leur intelligence d'hommes d'affaires pour la noire ignorance du troupeau, prêt à croire tous les contes, tellement fermé aux opérations compliquées de la Bourse, que les raccrochages les plus éhontés allumaient les passants et faisaient pleuvoir les millions.
Comme Jordan cherchait encore cinquante lignes pour arriver à ses deux colonnes, il fut dérangé par Dejoie, qui l'appelait.
" Ah ! dit-il, M. Jantrou est seul ?
- Non, monsieur Jordan, pas encore... C'est votre dame qui est là et qui vous demande. "
Très inquiet, Jordan se précipita. Depuis quelques mois, depuis que la Méchain avait enfin découvert qu'il écrivait sous son nom dans L'Espérance , il était traqué par Busch, pour les six billets de cinquante francs, signés autrefois à un tailleur. La somme de trois cents francs que représentaient les billets, il l'aurait encore payée ; mais ce qui l'exaspérait, c'était l'énormité des frais, ce total de sept cent trente francs quinze centimes, auquel était montée la dette. Pourtant, il avait pris un arrangement, s'était engagé à donner cent francs par mois ; et, comme il ne le pouvait pas, son jeune ménage ayant des besoins plus pressants, chaque mois les frais montaient davantage, les ennuis recommençaient, intolérables. En ce moment, il en était de nouveau à une crise aiguë.
" Quoi donc ? " demanda-t-il à sa femme, qu'il trouva dans l'antichambre.
Mais elle n'eut pas le temps de répondre, la porte du cabinet du directeur s'ouvrait violemment, et Saccard paraissait, criant :
" Ah ! ça, à la fin ! Dejoie, et M. Huret ? "
Interloqué, le garçon de bureau bégaya.
" Dame ! monsieur, il n'est pas là, je ne peux pas le faire venir plus vite, moi. "
La porte fut refermée avec un juron, et Jordan, qui avait emmené sa femme dans un des cabinets voisins, put l'interroger à l'aise.
" Quoi donc ? chérie. "
Marcelle, si gaie et si brave d'habitude, dont la petite personne grasse et brune, le clair visage aux yeux rieurs, à la bouche saine, exprimait le bonheur, même dans les heures difficiles, semblait complètement bouleversée.
" Oh ! Paul, si tu savais, il est venu un homme, oh ! un vilain homme affreux, qui sentait mauvais et qui avait bu, je crois... Alors, il m'a dit que c'était fini, que la vente de nos meubles était pour demain... Et il avait une affiche qu'il voulait absolument coller en bas, à la porte...
- Mais c'est impossible ! cria Jordan. Je n'ai rien reçu, il y a d'autres formalités.
- Ah ! oui, tu t'y connais encore moins que moi. Quand il vient des papiers, tu ne les lis seulement pas... Alors, pour qu'il ne collât pas l'affiche, je lui ai donné deux francs, et j'ai couru, et j'ai voulu te prévenir tout de suite. "
Ils se désespérèrent. Leur pauvre petit ménage de l'avenue de Clichy, ces quatre meubles d'acajou et de reps bleu qu'ils avaient payés si difficilement à tant par mois, dont ils étaient si fiers, bien qu'ils en riaient parfois, le trouvant d'un goût bourgeois abominable ! Ils l'aimaient, parce qu'il avait fait partie de leur bonheur, dès la nuit des noces, dans ces deux étroites pièces, si ensoleillées, si ouvertes à l'espace, là-bas, jusqu'au mont Valérien ; et lui qui avait planté tant de clous, et elle qui s'était ingéniée à draper de l'andrinople, pour donner au logement un air artiste ! Etait-ce possible qu'on allait leur vendre tout ça, qu'on les chasserait de ce coin gentil, où même la misère leur était délicieuse ?
" Ecoute, dit-il, je comptais demander une avance, je vais faire ce que je pourrai, mais je n'ai pas beaucoup d'espoir. "
Alors, hésitante, elle lui confia son idée.
" Moi, voici à quoi j'avais songé... Oh ! je ne l'aurais pas fait sans que tu veuilles bien ; et la preuve, c'est que je suis venue pour en causer avec toi... Oui, j'ai envie de m'adresser à mes parents. "
Vivement, il refusa.
" Non, non, jamais ! Tu sais que je ne veux rien leur devoir. "
Certes, les Maugendre restaient très convenables. Mais il gardait sur le coeur leur attitude refroidie, lorsque, après le suicide de son père, dans l'écroulement de sa fortune, ils n'avaient consenti au mariage depuis longtemps projeté de leur fille, que sur la volonté formelle de cette dernière, et en prenant contre lui des précautions blessantes, entre autres celle de ne pas donner un sou, convaincus qu'un garçon qui écrivait dans les journaux devait tout manger. Plus tard, leur fille hériterait. Et tous deux, elle autant que lui d'ailleurs, avaient mis jusque-là une coquetterie à crever de faim, sans rien demander aux parents, en dehors du repas qu'ils faisaient chez eux, une fois par semaine, le dimanche soir.