Jordan, surpris, ne comprenant pas, s'écria :
" Comment, dans la rue Feydeau ? "
Et il n'eut pas le temps de questionner davantage, car Marcelle entra, essoufflée. Tout de suite, il l'emmena dans le cabinet voisin, y trouva le rédacteur des tribunaux, dut se contenter de s'asseoir avec elle sur une banquette, au fond du couloir.
" Eh bien ?
- Eh bien, mon chéri, c'est fait, mais ça n'a pas été sans peine. "
Dans son contentement, il voyait qu'elle avait le coeur gros ; et elle lui dit tout, d'une voix basse et rapide, car elle avait beau se promettre de lui cacher certaines choses ; elle ne pouvait avoir de secrets.
Depuis quelque temps, les Maugendre changeaient à l'égard de leur fille. Elle les trouvait moins tendres, préoccupés, lentement envahis d'une passion nouvelle, le jeu. C'était la commune histoire le père, un gros homme calme et chauve, à favoris blancs, la mère, sèche, active, ayant gagné sa part de la fortune, tous deux vivant trop grassement dans leur maison, de leurs quinze mille francs de rentes, s'ennuyant à ne plus rien faire. Lui, n'avait eu, dès lors, d'autre distraction que de toucher son argent. A cette époque, il tonnait contre toute spéculation, il haussait les épaules de colère et de pitié, en parlant des pauvres imbéciles qui se font dépouiller, dans un tas de voleries aussi sottes que malpropres. Mais, vers ce temps-là, une somme importante lui étant rentrée, il avait eu l'idée de l'employer en reports : ça, ce n'était pas de la spéculation, c'était un simple placement ; seulement, à partir de ce jour, il avait pris l'habitude, après son premier déjeuner, de lire avec soin, dans son journal, la cote de la Bourse, pour suivre les cours. Et le mal était parti de là, la fièvre l'avait brûlé peu à peu, à voir la danse des valeurs, à vivre dans cet air empoisonné du jeu, l'imagination hantée de millions conquis en une heure, lui qui avait mis trente années à gagner quelques centaines de mille francs. Il ne pouvait s'empêcher d'en entretenir sa femme, pendant chacun de leurs repas quels coups il aurait faits, s'il n'avait pas juré de ne jamais jouer ! et il expliquait l'opération, il manoeuvrait ses fonds avec la savante tactique d'un général en chambre, il finissait toujours par battre triomphalement les parties adverses imaginaires, car il se piquait d'être devenu de première force dans les questions de primes et de reports. Sa femme, inquiète, lui déclarait qu'elle aimerait mieux se noyer tout de suite, plutôt que de lui voir hasarder un sou ; mais il la rassurait, pour qui le prenait-elle ? Jamais de la vie ! Pourtant, une occasion s'était présentée, tous deux, depuis longtemps, avaient la folle envie de faire construire dans leur jardin, une petite serre de cinq ou six mille francs ; si bien qu'un soir, les mains tremblantes d'une émotion délicieuse, il avait posé, sur la table à ouvrage de sa femme, les six billets, en disant qu'il venait de gagner ça à la Bourse : un coup dont il était sûr, une débauche qu'il promettait bien de ne pas recommencer, qu'il avait risquée uniquement à cause de la serre. Elle, partagée entre la colère et le saisissement de sa joie, n'avait point osé le gronder. Le mois suivant, il se lançait dans une opération à primes, en lui expliquant qu'il ne craignait rien, du moment où il limitait sa perte. Puis, que diable ! dans le tas, il y avait tout de même de bonnes affaires, il aurait été bien sot de laisser le voisin en profiter. Et, fatalement, il s'était mis à jouer à terme, petitement d'abord, s'enhardissant peu à peu, tandis qu'elle, toujours agitée par ses angoisses de bonne ménagère, les yeux en flammes pourtant au moindre gain, continuait à lui prédire qu'il mourrait sur la paille.
Mais, surtout, le capitaine Chave, le frère de Mme Maugendre, blâmait son beau-frère. Lui qui ne pouvait se suffire avec les dix-huit cents francs de sa retraite, jouait bien à la Bourse ; seulement, il était le malin des malins. Il allait là comme un employé va à son bureau, n'opérant que sur le comptant, ravi quand il emportait sa pièce de vingt francs le soir : des opérations quotidiennes, faites à coup sûr, d'une modestie telle, qu'elles échappaient aux catastrophes. Sa soeur lui avait offert une chambre chez elle, dans la maison trop vaste, depuis que Marcelle était mariée ; mais il avait refusé, tenant à être libre, ayant des vices, occupant une seule pièce, au fond d'un jardin de la rue Nollet, où continuellement se glissaient des jupes. Ses gains devaient passer en bonbons et en gâteaux pour ses petites amies. Toujours il avait mis en garde Maugendre, lui répétant de ne pas jouer, de faire la vie plutôt ; et, quand ce dernier lui criait : " Mais vous ? " il avait un geste énergique : oh ! lui, c'était différent, il n'avait pas quinze mille francs de rente, sans ça ! S'il jouait, la faute en était à cette saleté de gouvernement qui marchandait aux vieux braves la joie de leur vieillesse. Son grand argument contre le jeu était que, mathématiquement, le joueur devait toujours perdre : s'il gagne, il a à déduire le courtage et le droit de timbre ; s'il perd, il a en plus à payer les mêmes droits ; de sorte que, même en admettant qu'il gagne aussi souvent qu'il perd, il sort encore de sa poche le timbre et le courtage. Annuellement, à la Bourse de Paris, ces droits produisent l'énorme total de quatre-vingts millions. Et il brandissait ce chiffre, quatre-vingts millions que ramassent l'Etat, les coulissiers et les agents de change. Sur la banquette, au fond du corridor, Marcelle confessait à son mari une partie de cette histoire.
" Mon chéri, il faut dire que je suis mal tombée. Maman faisait une querelle à papa, à cause d'une perte qu'il a éprouvée à la Bourse... Oui, il parait qu'il n'en sort plus. Ça m'a l'air si drôle, lui qui autrefois n'admettait que le travail... Enfin, ils se disputaient, et il y avait là un journal, La Cote financière , que maman lui agitait sous le nez, en lui criant qu'il n'y entendait rien, qu'elle avait bien prévu la baisse, elle. Alors, il est allé chercher autre journal, justement L'Espérance , et il a voulu lui montrer l'article où il avait pris son renseignement... Imagine-toi, c'est plein de journaux chez eux, ils sont fourrés là-dedans du matin au soir, et je crois, Dieu me pardonne ! que maman commence à jouer, elle aussi malgré son air furieux. "
Jordan ne put s'empêcher de rire, tellement elle était amusante, dans son chagrin à mimer la scène.
" Bref, je leur ai dit notre gêne, je les ai priés de nous prêter deux cents francs, pour arrêter les poursuites. Et si tu les avais entendus alors se récrier : deux cents francs, lorsqu'ils en perdaient deux mille à la Bourse ! Est-ce que je me moquais d'eux ? est-ce que je voulais les ruiner ?... Jamais je ne les ai vus comme ça. Eux qui étaient si gentils pour moi, qui auraient tout dépensé pour me faire des cadeaux ! Il faut vraiment qu'ils deviennent fous, car ça n'a pas de bon sens de se gâter ainsi la vie, lorsqu'ils sont si heureux dans leur belle maison, sans un tracas, n'ayant plus qu'à manger à l'aise la fortune si durement gagnée.
- J'espère bien que tu n'as pas insisté, dit Jordan.
- Mais si, j'ai insisté, et alors ils sont tombés sur toi... Tu vois que je te dis tout, je m'étais tant promis de garder ça pour moi, et puis ça m'a échappé.. Ils m'ont répété qu'ils l'avaient bien prévu, que ce n'est pas un métier d'écrire dans les journaux, que nous finirions à l'hôpital... Enfin, comme je me mettais en colère à mon tour, j'allais partir, lorsque le capitaine est arrivé. Tu sais qu'il m'a toujours adorée, l'onde Chave. Et, devant lui, ils sont devenus raisonnables, d'autant plus qu'il triomphait, qu'il demandait à papa s'il allait continuer à se faire voler... Maman m'a prise à l'écart, m'a glissé cinquante francs dans la main, en me disant qu'avec ça nous obtiendrions quelques jours, le temps de nous retourner.