- Oh ! maman ! " laissa échapper Alice, dans un soupir, comme malgré elle.
Un million ! L'hôtel de la rue Saint-Lazare débarrassé de ses hypothèques, nettoyé de sa crasse de misère ! Le train de maison remis sur un pied convenable, tiré de ce cauchemar des gens qui ont voiture et qui manquent de pain ! La fille mariée avec une dot décente, pouvant avoir enfin un mari et des enfants, cette joie que se permet la dernière pauvresse des rues ! Le fils, que le climat de Rome tuait, soulagé là- bas, mis en état de tenir son rang, en attendant de servir la grande cause, qui l'utilisait si peu ! La mère rétablie en sa haute situation, payant son cocher, ne lésinant plus pour ajouter un plat à ses dîners du mardi, et ne se condamnant plus au jeûne pour le reste de la semaine ! Ce million flambait, était le salut, le rêve.
La comtesse, conquise, se tourna vers sa fille, pour l'associer à sa volonté.
" Voyons, qu'en penses-tu ? "
Mais celle-ci ne disait plus rien, fermait lentement les paupières, éteignant l'éclat de ses yeux.
" C'est vrai, reprit la mère, souriante à son tour, j'oublie que tu veux me laisser maîtresse absolue... Mais je sais combien tu es brave et tout ce que tu espères... "
Et, s'adressant à Saccard :
" Ah ! monsieur, on parle de vous avec tant d'éloges !... Nous ne pouvons aller nulle part, sans qu'on nous raconte des choses très belles, très touchantes. Ce n'est pas seulement la princesse d'Orviedo, ce sont toutes mes amies qui sont enthousiastes de votre oeuvre. Beaucoup me jalousent d'être de vos premières actionnaires, et si on les écoutait, on vendrait jusqu'à ses matelas, pour prendre de vos actions. "
Elle plaisantait doucement.
" Je les trouve même un peu folles, oui ! un peu folles, oui ! C'est sans doute que je ne suis plus assez jeune... Ma fille est une de vos admiratrices. Elle croit en votre mission, elle fait de la propagande dans tous les salons où je la mène.
Charmé, Saccard, regarda Alice, et elle était en ce moment si animée, si vibrante de foi, qu'elle lui parut vraiment très jolie, malgré son teint jaune et son cou trop mince, déjà fané. Aussi se trouvait-il grand et bon, à l'idée d'avoir fait le bonheur de cette triste créature, que l'espoir d'un mari suffisait à embellir.
" Oh ! d'une voix basse et comme lointaine, c'est si beau, cette conquête, là-bas... Oui, une ère nouvelle, la croix rayonnante... "
C'était le mystère, ce que personne ne disait ; et sa voix baissait encore, se perdait en un souffle de ravissement. Lui, d'ailleurs, la faisait taire d'un geste amical ; car il ne tolérait pas qu'on parlât en sa présence de la grande chose, le but suprême et caché. Son geste enseignait qu'il fallait toujours y tendre, mais n'en jamais ouvrir les lèvres. Dans le sanctuaire, les encensoirs se balançaient, aux mains des quelques initiés.
Après un silence attendri, la comtesse se leva enfin.
" Eh bien, monsieur, je suis convaincue, je vais écrire à mon notaire que j'accepte l'offre qui se présente pour les Aublets... Que Dieu me pardonne si je fais mal ! "
Saccard, debout, déclara avec une gravité émue :
" C'est Dieu lui-même qui vous inspire, madame, soyez-en certaine. "
Et, comme il les accompagnait jusque dans le couloir, évitant l'antichambre, où l'entassement continuait, il rencontra Dejoie, qui rôdait, l'air gêné.
" Qu'y a-t-il ? Ce n'est pas quelqu'un encore, j'imagine ?
- Non, non, monsieur... Si j'osais demander un avis à monsieur... C'est pour moi... "
Et il manoeuvrait de telle façon que Saccard se retrouva dans son cabinet, tandis que lui restait sur le seuil, très déférent.
" Pour vous ?... Ah ! c'est vrai, vous êtes actionnaire, vous aussi... Eh bien, mon garçon, prenez les nouveaux titres qui vont vous être réservés, vendez plutôt vos chemises pour les prendre. C'est le conseil que je donne à tous nos amis.
- Oh ! monsieur, le morceau est trop gros, ma fille et moi n'avons pas tant d'ambition... Au début, il ai pris huit actions, avec les quatre mille francs d'économies que ma pauvre femme nous a laissés ; et je n'ai toujours que ces huit-là, parce que, n'est-ce pas ? aux autres émissions, lorsqu'on a doublé deux fois le capital, nous n'avons pas eu l'argent, pour accepter les titres qui nous revenaient... Non, non, il ne s'agit pas de ça, il ne faut pas être si gourmand !- Je voulais seulement demander à monsieur, sans l'offenser, si monsieur est d'avis que je vende.
- Comment ! que vous vendiez ? "
Alors, Dejoie, avec toutes sortes de circonlocutions quiètes et respectueuses, exposa son cas. Au cours de treize cents francs, ses huit actions représentaient dix mille quatre cents francs. Il pouvait donc largement donner à Nathalie les six mille francs de dot que le cartonnier exigeait. Mais, devant la hausse continue des titres, un appétit d'argent lui était venu, l'idée, vague d'abord, puis tyrannique, de se faire sa part, d'avoir à lui une petite rente de six cents francs, qui lui permettrait de se retirer.
Seulement, un capital de douze mille francs ajouté aux six mille francs de sa fille, cela faisait l'énorme total de dix-huit mille francs ; et il désespérait d'arriver jamais à ce chiffre, car il avait calculé que, pour cela, il lui faudrait attendre le cours de deux mille trois cents francs.
" Vous comprenez, monsieur, que si ça ne doit plus monter, j'aime mieux vendre, parce que le bonheur de Nathalie avant tout, n'est-ce pas ?... Tandis que, si ça monte encore, j'aurai un tel crève-coeur d'avoir vendu... "
Saccard éclata.
" Ah ! çà, mon garçon, vous êtes stupide !... Est-ce que vous croyez que nous allons nous arrêter à treize cents ? Est-ce que je vends, moi ?... Vous les aurez, vos dix-huit mille francs, j'en réponds. Et décampez ! et flanquez-moi dehors tout ce monde qui est là, en disant que je suis sorti ! "
Quand il se retrouva seul, Saccard put rappeler les deux chefs de service et terminer son travail en paix.
Il fut décidé qu'une assemblée générale extraordinaire aurait lieu en août, pour voter la nouvelle augmentation du capital. Hamelin, qui devait la présider, débarqua à Marseille, dans les derniers jours de juillet. Sa soeur, depuis deux mois, à chacune de ses lettres, lui conseillait de revenir, d'une façon de plus en plus pressante. Elle avait, au milieu du succès brutal qui se déclarait chaque jour davantage, la sensation d'un danger sourd, une crainte irraisonnée, dont elle n'osait même parler ; et elle préférait que son frère fût là, à se rendre compte des choses par lui-même, car elle en arrivait à douter d'elle, craignant d'être sans force contre Saccard, de se laisser aveugler, au point de trahir ce frère qu'elle aimait tant. N'aurait-il pas fallu lui avouer sa liaison, qu'il ne soupçonnait certainement pas, dans son innocence d'homme de foi et de science, traversant la vie en dormeur éveillé ? Cette idée lui était extrêmement pénible ; et elle se laissait aller aux capitulations lâches, elle discutait avec le devoir, qui, très net, lui ordonnait maintenant qu'elle connaissait Saccard et son passé, de tout dire, pour qu'on se méfiât. Dans ses heures de force, elle se faisait la promesse d'avoir une explication décisive, de ne pas abandonner sans contrôle le maniement de sommes d'argent si considérables à des mains criminelles, entre lesquelles tant, de millions déjà avaient craqué, s'étaient effondrés, écrasant le monde. C'était le seul parti à prendre, viril et honnête, digne d'elle. Puis sa lucidité se troublait, elle faiblissait, temporisait, ne trouvait plus, comme griefs, que des irrégularités, communes à toutes les maisons de crédit, affirmait-il. Peut-être avait-il raison de lui dire en riant que le monstre dont elle avait peur, c'était le succès, ce succès de Paris qui retentit et frappe en coup de foudre, et qui la laissait tremblante, ainsi que sous l'imprévu et l'angoisse d'une catastrophe. Elle ne savait plus, il y avait même des heures où elle l'admirait davantage, pleine de cette infinie tendresse qu'elle lui gardait, tout en ayant cessé de l'estimer. Jamais elle n'aurait cru son coeur si compliqué, elle se sentait femme, elle redoutait de ne plus pouvoir agir. Et c'est pourquoi elle se montra très heureuse du retour de son frère.