Ce fut vers cette même époque que la petite Mme Conin refusa carrément de prendre du plaisir avec Saccard. Il fréquentait beaucoup la papeterie de la rue Feydeau, ayant toujours des carnets à acheter, très séduit par cette adorable blonde, rose et potelée, aux cheveux de soie pâle, en neige, un petit mouton frisé, et gracieuse, et câline, toujours gaie.
" Non, je ne veux pas, jamais avec vous ! "
Quand elle avait dit jamais, c'était chose réglée, rien ne la faisait revenir sur son refus.
" Mais pourquoi ? Je vous ai bien vue avec un autre un jour que vous sortiez d'un hôtel, passage des Panoramas... "
Elle rougit, mais sans cesser de le regarder bravement en face. Cet hôtel, tenu par une vieille dame, son amie, lui servait en effet de lieu de rendez-vous, lorsqu'un caprice la faisait céder à un monsieur du monde de la Bourse, aux heures où son brave homme de mari collait ses registres et où elle battait Paris, toujours dehors pour les courses de la maison.
" Vous savez bien, Gustave Sédille, ce jeune homme, votre amant. "
D'un joli geste, elle protesta. Non, non ! elle n'avait pas d'amant. Pas un homme ne pouvait se vanter de l'avoir eue deux fois. Pour qui la prenait-il ? Une fois, oui ! par hasard, par plaisir, sans que ça tirât autrement à conséquence ! Et tous restaient ses amis, très reconnaissants, très discrets.
" C'est donc parce que je ne suis plus jeune ? "
Mais, d'un nouveau geste, avec son continuel rire, elle sembla dire qu'elle s'en moquait bien, qu'on fût jeune ! Elle avait cédé à des moins jeunes, à des moins beaux encore, à de pauvres diables souvent.
" Pourquoi alors, dites pourquoi ?
- Mon Dieu ! c'est simple... Parce que vous ne me plaisez pas. Avec vous, jamais ! "
Et elle restait tout de même très aimable, l'air désolé de ne pouvoir le satisfaire.
" Voyons, reprit-il brutalement, ce sera ce que vous voudrez... Voulez-vous mille, voulez-vous deux mille, pour une fois, une seule fois ? "
A chaque surenchère qu'il mettait, elle disait non de la tête, gentiment.
" Voulez-vous... Voyons, voulez-vous dix mille, voulez-vous vingt mille ? "
Doucement, elle l'arrêta, en posant sa petite main sur la sienne.
" Pas dix, pas cinquante, pas cent mille ! Vous pourriez monter longtemps comme ça, ce serait non, toujours non... Vous voyez bien que je n'ai pas un bijou sur moi. Ah ! on m'en a offert, des choses, de l'argent, et de tout ! Je ne veux rien, est-ce que ça ne suffit pas, quand ça fait plaisir ?... Mais comprenez donc que mon mari m'aime de tout son coeur, et que je l'aime aussi beaucoup, moi. C'est un très honnête homme, mon mari. Alors, bien sûr que je ne vais pas le tuer en lui causant du chagrin... Qu'est-ce que vous voulez que j'en fasse, de votre argent, puisque le ne peux pas le donner à mon mari ? Nous ne sommes pas malheureux, nous nous retirerons un jour avec une jolie fortune ; et, si ces messieurs me font tous l'amitié de continuer à se fournir chez nous, ça, je l'accepte... Oh ! je ne me pose pas pour plus désintéressée que je ne suis. Si j'étais seule, je verrais. Seulement, encore un coup, vous ne vous imaginez pas que mon mari prendrait vos cent mille francs, après que j'aurais couché avec vous... Non, non ! pas pour un million ! "
Et elle s'entêta. Saccard, exaspéré par cette résistance inattendue, s'acharna de son côté pendant près d'un mois. Elle le bouleversait, avec sa figure rieuse, ses grands yeux tendres, pleins de compassion. Comment ! l'argent ne donnait donc pas tout ? Voilà une femme que d'autres avaient pour rien, et qu'il ne pouvait avoir, lui, en y mettant un prix fou ! Elle disait non, c'était sa volonté.
Il en souffrait cruellement, dans son triomphe, comme d'un doute à sa puissance, d'une désillusion secrète sur la force de l'or, qu'il avait crue jusque-là absolue et souveraine.
Mais, un soir, il eut pourtant la jouissance de vanité la plus vive. Ce fut la minute culminante de son existence. Il y avait un bal au ministère des Affaires étrangères, et il avait choisi cette fête, donnée à propos de l'Exposition, pour prendre acte publiquement de son bonheur d'une nuit, avec Mme de Jeumont ; car, dans les marchés que passait cette belle personne, il entrait toujours que l'heureux acquéreur aurait, une fois, le droit de l'afficher, de façon que l'affaire eût pleinement toute la publicité voulue. Donc, vers minuit, dans les salons où les épaules nues s'écrasaient parmi les habits noirs, sous la clarté ardente des lustres, Saccard entra, ayant au bras Mme de Jeumont ; et le mari suivait. Quand ils parurent, les groupes s'écartèrent, on ouvrit un large passage à ce caprice de deux cent mille francs qui s'étalait, à ce scandale fait de violents appétits et de prodigalité folle. On souriait, on chuchotait, l'air amusé, sans colère, au milieu de l'odeur grisante des corsages, dans le bercement lointain de l'orchestre. Mais, au fond d'un salon, tout un autre flot de curieux se pressait autour d'un colosse, vêtu d'un uniforme de cuirassier blanc, éclatant et superbe. C'était le comte de Bismarck, dont la grande taille dominait toutes les têtes, riant d'un rire large, les yeux gros, le nez fort, avec une mâchoire puissante, que barraient des moustaches de conquérant barbare. Après Sadowa, il venait de donner l'Allemagne à la Prusse ; les traités d'alliance, longtemps niés, étaient depuis des mois signés contre la France ; et la guerre, qui avait failli éclater en mai, à propos de l'affaire du Luxembourg, était désormais fatale. Lorsque Saccard, triomphant, traversa la pièce, ayant à son bras Mme de Jeumont, et suivi du mari, le comte de Bismarck s'interrompit de rire un instant, en bon géant goguenard, pour les regarder curieusement passer.