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" Ainsi, hier, il y a eu des défections, j'en suis sûr. Il est arrivé tout un paquet de valeurs sur le marché, les cours auraient certainement fléchi, si je n'étais intervenu. Ce n'est pas Gundermann qui fait de ces coups-là. Il a une méthode plus lente, plus écrasante à la longue... Ah ! ma, chère, je suis bien rassuré, mais je tremble tout de même, car ce n'est rien de défendre sa vie, le pis est de défendre son argent et celui des autres. "

En effet, à partir de ce moment, Saccard cessa de s'appartenir. Il fut l'homme des millions qu'il gagnait triomphant, et sans cesse sur le point d'être battu. Il ne trouvait même plus le temps d'aller voir la baronne Sandorff, dans le petit rez-de-chaussée de la rue Caumartin. A la vérité, elle l'avait lassé par le mensonge de ses yeux de flamme, cette froideur que ses tentatives perverses ne parvenaient pas à échauffer. Puis, un désagrément lui était arrivé, le même qu'il avait fait subir à Delcambre : un soir, par la bêtise d'une femme de chambre, cette fois, il était entré au moment où la baronne se trouvait entre les bras de Sabatani. Dans l'orageuse explication qui avait suivi, il ne s'était calmé qu'après une confession entière, celle d'une simple curiosité, coupable sans doute, mais si explicable. Ce Sabatani, toutes les femmes en parlaient comme d'un tel phénomène, on chuchotait sur cette chose si énorme, qu'elle n'avait pu résister à l'envie de voir. Et Saccard pardonna, lorsque, à une question brutale, elle eut répondu que, mon Dieu ! après tout, ce n'était pas si étonnant. Il ne la voyait plus guère qu'une fois par semaine, non pas qu'il lui gardât rancune mais parce qu'elle l'ennuyait, simplement.

Alors, la baronne Sandorff, qui le sentait se détacher, retomba dans ses ignorances et ses doutes d'autrefois. Depuis qu'elle le confessait aux heures intimes, elle jouait presque à coup sûr, elle gagnait beaucoup, de moitié dans sa chance. Aujourd'hui, elle voyait bien qu'il ne voulait plus répondre, elle craignait même qu'il ne lui mentît ; et, soit que la chance tournât, soit qu'il se fût en effet amusé à la lancer sur une piste fausse, il arriva un jour qu'elle perdit, en suivant un de ses conseils. Sa foi en fut ébranlée. S'il l'égarait ainsi, qui donc allait la guider maintenant ? Et le pis était que le frémissement d'hostilité, à la Bourse, d'abord si léger, augmentait de jour en jour contre l'Universelle. Ce n'étaient encore que des rumeurs, on ne formulait rien de précis, aucun fait n'entamait la solidité de la maison. Seulement, on laissait entendre qu'il devait y avoir quelque chose, que le ver se trouvait dans le fruit. Ce qui, d'ailleurs, n'empêchait pas la hausse des titres de s'accentuer, formidable.

A la suite d'une opération manquée sur l'Italien, la baronne, décidément inquiète, résolut de se rendre aux bureaux de L'Espérance , pour tâcher de faire causer Jantrou.

" Voyons, qu'y a-t-il ? vous devez savoir, vous... L'Universelle, tout à l'heure, a encore monté de vingt francs, et pourtant un bruit courait, personne n'a pu me dire lequel, enfin quelque chose de pas bon. "

Mais Jantrou était dans une égale perplexité. Placé à la source des bruits, les fabriquant lui-même au besoin, il se comparait plaisamment à un horloger, qui vit au milieu de centaines de pendules, et qui ne sait jamais l'heure exacte. Grâce à son agence de publicité, s'il était dans toutes les confidences, il n'y avait plus pour lui d'opinion publique et solide, car ses renseignements se contrecarraient et se détruisaient.

" Je ne sais rien, rien du tout.

- Oh ! vous ne voulez pas me dire.

- Non, je ne sais rien, parole d'honneur ! Et moi qui projetais d'aller vous voir pour vous questionner ! Saccard n'est donc plus gentil ? "

Elle eut un geste, qui le confirma dans ce qu'il avait deviné : une fin de liaison par lassitude mutuelle, la femme maussade, l'amant refroidi, ne causant plus. Il regretta un instant de n'avoir pas joué le rôle de l'homme bien informé, pour se la payer enfin, comme il disait, cette petite Ladricourt, dont le père le recevait à coups de botte. Mais il sentait que son heure n'était pas venue ; et il continuait de la regarder, réfléchissant tout haut.

" Oui, c'est embêtant, moi qui comptais sur vous... Parce que, n'est- ce pas ? s'il doit y avoir quelque catastrophe, il faudrait être prévenu, afin de pouvoir se retourner... Oh ! je ne crois pas que ça presse, c'est très solide encore. Seulement, on voit des choses si drôles... " A mesure qu'il la regardait ainsi, un plan germait dans sa tête.

" Dites donc, reprit-il brusquement, puisque Saccard vous lâche, vous devriez vous mettre bien avec Gundermann. "

Elle resta un moment surprise.

" Gundermann, pourquoi ?... Je le connais un peu, je l'ai rencontré chez les de Roiville et chez les Keller.

- Tant mieux, si vous le connaissez... Allez le voir sous un prétexte, causez avec lui, tâchez d'être son amie... Vous imaginez-vous cela : être la bonne amie de Gundermann, gouverner le monde ! "

Et il ricanait, aux images licencieuses qu'il évoquait du geste, car la froideur du juif était connue, rien ne devait être plus compliqué ni plus difficile que de le séduire. La baronne, ayant compris, eut un sourire muet, sans se fâcher.

" Mais répéta-t-elle, pourquoi Gundermann ? "

Il expliqua alors que, certainement, ce dernier était à la tête du groupe de baissiers qui commençaient à manoeuvrer contre l'Universelle. Ça, il le savait, il en avait la preuve. Puisque Saccard n'était pas gentil, la simple prudence n'était-elle pas de se mettre bien avec son adversaire, sans rompre avec lui d'ailleurs ? On aurait un pied dans chaque camp, on serait assuré d'être, le jour de la bataille, en compagnie du vainqueur. Et, cette trahison, il la proposait d'un air aimable, simplement en homme de bon conseil. Si une femme travaillait pour lui, il dormirait bien tranquille.

" Hein ? voulez-vous ? soyons ensemble... Nous nous préviendrons, nous nous dirons tout ce que nous aurons appris. "

Comme il s'emparait de sa main, elle la retira d'un mouvement instinctif croyant à autre chose.

" Mais non, je n'y songe plus, puisque nous sommes camarades... Plus tard, c'est vous qui me récompenserez. "

En riant, elle lui abandonna sa main, qu'il baisa. Et elle était déjà sans mépris, oubliant le laquais qu'il avait été, ne le voyant plus dans la crapuleuse fête où il tombait, le visage ruiné, avec sa belle barbe qui empoisonnait l'absinthe, sa redingote neuve souillée de taches, son chapeau luisant tout éraflé du plâtre de quelque escalier immonde.

Dès le lendemain, la baronne Sandorff se rendit chez Gundermann. Celui-ci, depuis que les titres de l'Universelle avaient atteint le cours de deux mille francs, menait en effet toute une campagne à la baisse, dans la discrétion la plus grande, n'allant jamais à la Bourse, n'y ayant pas même de représentant officiel. Son raisonnement était qu'une action vaut d'abord son prix d'émission, ensuite l'intérêt qu'elle peut rapporter, et qui dépend de la prospérité de la maison, du succès des entreprises. Il y a donc une valeur maximum qu'elle ne doit raisonnablement pas dépasser ; et, dès qu'elle la dépasse, par suite de l'engouement public, la hausse est factice, la sagesse est de se mettre à la baisse, avec la certitude qu'elle se produira. Dans sa conviction, dans son absolue croyance à la logique, il restait pourtant surpris des rapides conquêtes de Saccard, de cette puissance tout d'un coup grandie, dont la haute banque juive commençait à s'épouvanter. Il fallait au plus tôt abattre ce rival dangereux, non seulement pour rattraper les huit millions perdus au lendemain de Sadowa, mais surtout pour ne pas avoir à partager la royauté du marché avec ce terrible aventurier, dont les casse-cou semblaient réussir, contre tout bon sens, comme par miracle. Et Gundermann, plein du mépris de la passion, exagérait encore son flegme de joueur mathématique, d'une obstination froide d'homme chiffre, vendant toujours malgré la hausse continue, perdant à chaque liquidation des sommes de plus en plus considérables, avec la belle sécurité d'un sage qui met simplement son argent à la Caisse d'épargne.