" Vous comprenez, madame, papa ne veut pas vendre...
Il y a une personne qui le pousse à vendre, en tâchant de lui faire peur. Je ne la nomme pas, cette personne, parce que son rôle, bien sûr, n'est guère d'effrayer le monde... C'est moi, maintenant, qui empêche papa de vendre... Plus souvent que je vende, quand ça monte ! Faudrait être joliment godiche, n'est-ce pas ?
- Certes ! répondit simplement Marcelle.
- Vous savez que nous sommes à deux mille cinq cents, continua Nathalie. Je tiens les comptes, moi, car papa ne sait guère écrire... Alors, avec nos huit actions, ça nous donne déjà vingt mille francs. Hein ? c'est joli !... Papa voulait d'abord s'arrêter à dix-huit mille, ça faisait son chiffre : six mille francs pour ma dot, et douze mille pour lui, une petite rente de six cents francs, qu'il aurait bien gagnée, avec toutes ces émotions... Mais est-ce heureux, dites ? qu'il n'ait pas vendu, puisque voilà encore deux mille francs de plus !... Alors, maintenant, nous voulons davantage, nous voulons une rente de mille francs au moins. Et nous l'aurons, M. Saccard nous l'a bien dit...
" Il est si gentil, M. Saccard ! "
Marcelle ne put s'empêcher de sourire.
" Vous ne vous mariez donc plus ?
- Si, si, lorsque ça aura fini de monter... Nous étions pressés, le père de Théodore surtout, à cause de son commerce. Seulement, que voulez-vous ? on ne peut pas boucher la source, quand l'argent arrive. Oh ! Théodore comprend très bien, attendu que si papa a davantage de rente, c'est davantage de capital qui nous reviendra un jour. Dame ! c'est à considérer... Et voilà, tout le monde attend. On a les six mille francs depuis des mois, on pourrait se marier ; mais on aime mieux les laisser faire des petits... Est-ce que vous lisez les articles sur les actions, vous ? "
Et, sans attendre la réponse :
" Moi, je les lis, le soir. Papa m'apporte les journaux... Il les a déjà lus, et il faut que je les lui relise... Jamais on ne s'en lasserait, tant c'est beau, tout ce qu'ils promettent. Quand je me couche, j'en ai la tête pleine, j'en rêve la nuit. Et papa me dit aussi qu'il voit des choses qui sont un très bon signe. Avant-hier, nous avons fait le même songe, des pièces de cent sous que nous ramassions à la pelle, dans la rue. C'est très amusant. "
De nouveau, elle s'interrompit pour demander :
" Combien avez-vous d'actions, vous ?
- Nous, pas une ! " répondit Marcelle.
La petite figure blonde de Nathalie, avec ses mèches pâles envolées, prit un air de commisération immense. Ah ! les pauvres gens qui n'avaient pas d'actions ! Et, son père l'ayant appelée, pour la charger de remettre un paquet d'épreuves à un rédacteur, en remontant aux Batignolles, elle s'en alla, avec une importance amusante de capitaliste, qui, presque tous les jours, maintenant, descendait au journal, afin de connaître plus tôt le cours de la Bourse.
Restée seule sur la banquette, Marcelle retomba dans une songerie mélancolique, elle si gaie et si brave d'habitude. Mon Dieu ! qu'il faisait noir, qu'il faisait triste ! et son pauvre mari qui courait les rues par cette pluie diluvienne ! Il avait un tel mépris de l'argent, un tel malaise à la seule idée de s'en occuper, cela lui coûtait un si gros effort d'en demander, même à ceux qui lui en devaient ! Et, absorbée, n'entendant rien, elle revivait sa journée depuis son réveil, cette journée mauvaise ; tandis que, autour d'elle, se faisait le travail fiévreux du journal, le galop des rédacteurs, le va-et-vient de la copie, au milieu des battements de porte et des coups de sonnette.
D'abord, dès neuf heures, comme Jordan venait de partir pour toute une enquête sur un accident dont il devait rendre compte Marcelle, à peine débarbouillée, encore en camisole, avait eu la stupeur de voir tomber chez eux Busch, en compagnie de deux messieurs très sales, peut- être des huissiers, peut-être des bandits, ce qu'elle n'avait jamais pu décider au juste. Cet abominable Busch, sans doute abusant de ce qu'il ne trouvait là qu'une femme, déclarait qu'ils allaient tout saisir, si elle ne le payait pas sur-le-champ. Et elle avait eu beau se débattre, n'ayant eu connaissance d'aucune des formalités légales : il affirmait la signification du jugement, l'apposition de l'affiche, avec une telle carrure, qu'elle en était restée éperdue, finissant par croire à la possibilité de ces choses sans qu'on les sache. Mais elle ne se rendait point, expliquait que son mari ne rentrerait même pas déjeuner, qu'elle ne laisserait toucher à rien, avant qu'il fût là. Alors, entre les trois louches personnages et cette jeune femme, à moitié dévêtue, les cheveux sur les épaules, avait commencé la plus pénible des scènes, eux inventoriant déjà les objets, elle fermant les armoires, se jetant devant la porte, comme pour les empêcher de rien sortir. Son pauvre petit logement dont elle était si fière, ses quatre meubles qu'elle faisait reluire, la tenture d'andrinople de la chambre qu'elle avait clouée elle-même ! Ainsi qu'elle le criait avec une bravoure guerrière, il faudrait lui marcher sur le corps ; et elle traitait Busch de canaille et de voleur, à la volée oui ! un voleur, qui n'avait pas honte de réclamer sept cent trente francs quinze centimes, sans compter les nouveaux frais, pour une créance de trois cents francs, une créance achetée par lui cent sous, au tas, avec des chiffons et de la vieille ferraille ! Dire qu'ils avaient déjà, par acomptes, donné quatre cents francs, et que ce voleur-là parlait d'emporter leurs meubles, en paiement des trois cents et tant de francs qu'il voulait leur voler encore ! Et il savait parfaitement qu'ils étaient de bonne foi, qu'ils l'auraient payé tout de suite, s'ils avaient eu la somme. Et il profitait de ce qu'elle était seule, incapable de répondre, ignorante de la procédure, pour l'effrayer et la faire pleurer. Canaille ! voleur ! voleur ! Furieux, Busch criait plus haut qu'elle, se tapait violemment la poitrine : est-ce qu'il n'était pas un honnête homme ? est-ce qu'il n'avait pas payé la créance de bel et bon argent ? il était en règle avec la loi, il entendait en finir. Cependant, comme un des deux messieurs très sales ouvrait les tiroirs de la commode, à la recherche du linge, elle avait eu une attitude si terrible, menaçant d'ameuter la maison et la rue, que le juif s'était un peu radouci. Enfin, après une demi-heure encore de basse discussion, il avait consenti à attendre jusqu'au lendemain, avec l'enragé serment que prendrait tout, le lendemain, si elle lui manquait de parole. Oh ! quelle honte brûlante dont elle souffrait encore, ces vilains hommes chez eux, blessant toutes ses tendresses, toutes ses pudeurs, fouillant jusqu'au lit, empestant la chambre si heureuse, ont elle avait dû laisser la fenêtre grande ouverte, après leur départ !
Mais un autre chagrin, plus profond, attendait Marcelle, ce jour-là. L'idée lui était venue de courir tout de suite chez ses parents, pour leur emprunter la somme : de cette manière, lorsque son mari rentrerait, le soir, elle ne le désespérerait pas, elle pourrait le faire rire avec la scène du matin. Déjà, elle se voyait lui racontant la grande bataille, l'assaut féroce donné à leur ménage, la façon héroïque dont elle avait repoussé l'attaque. Le coeur lui battait très fort, en entrant dans le petit hôtel de la rue Legendre, cette maison cossue où elle avait grandi et où elle croyait ne plus trouver que des étrangers, tellement l'air lui semblait, autre, glacial. Comme ses parents se mettaient à table, elle avait accepté de déjeuner, pour les disposer mieux. Tout le temps du repas, la conversation était restée sur la hausse des actions de l'Universelle, dont, la veille encore, le cours avait monté de vingt francs ; et elle s'étonnait de trouver sa mère plus enfiévrée, plus âpre que son père, elle qui, au commencement, tremblait à la seule idée de spéculation maintenant, avec une violence de femme conquise, c'était elle qui le gourmandait de sa timidité, acharnée aux grands coups du hasard. Dès les hors-d'oeuvre, elle s'était emportée, saisie de ce qu'il parlait de vendre leurs soixante-quinze actions à ce cours inespéré de deux mille cinq cent vingt francs, ce qui leur aurait fait cent quatre-vingt-neuf mille francs, un joli gain, plus de cent mille francs sur le prix d'achat. Vendre ! quand La Cote financière promettait le cours de trois mille francs ! est-ce qu'il devenait fou ? Car, enfin, La Cote financière était connue pour sa vieille honnêteté, lui-même répétait souvent qu'avec ce journal-là on pouvait dormir sur ses deux oreilles ! Ah ! non, par exemple, elle ne le laisserait pas vendre ! elle vendrait plutôt l'hôtel, pour acheter encore ! Et Marcelle, silencieuse, le coeur serré à entendre voler passionnément ces gros chiffres, cherchait comment elle allait oser demander un prêt de cinq cents francs, dans cette maison envahie par le jeu, où elle avait vu monter peu à peu le flot des journaux financiers, qui la submergeaient aujourd'hui du rêve grisant de leur publicité. Enfin, au dessert, elle s'était risquée : il leur fallait cinq cents francs, on allait les vendre, ses parents ne pouvaient les abandonner dans ce désastre. Le père, tout de suite, avait baissé la tête, avec un coup d'oeil embarrassé vers sa femme. Mais déjà la mère refusait d'une voix nette. Cinq cents francs ! où voulait-on qu'elle les trouvât ? Tous leurs capitaux étaient engagés dans des opérations ; et, d'ailleurs, ses anciennes diatribes revenaient quand on avait épousé un meurt-de-faim, un homme qui écrivait des livres, on acceptait les conséquences de sa sottise, on n'essayait pas de retomber à la charge des siens. Non ! elle n'avait pas un sou pour les paresseux qui, avec leur beau mépris affecté de l'argent, ne rêvent que de manger celui des autres. Et elle avait laissé partir sa fille, et celle-ci s'en était allée désespérée, le coeur saignant de ne plus reconnaître sa mère, elle si raisonnable et si bonne autrefois.