Il s'exaltait, il montra d'un grand geste les dossiers qui emplissaient la pièce.
" J'ai ici pour plus de vingt millions de créances, et de tous les âges, de tous les mondes, d'infimes et de colossales... Les voulez-vous pour un million ? je vous les donne. Quand on pense qu'il y a des débiteurs que je file depuis un quart de siècle ! Pour obtenir d'eux quelques misérables centaines de francs, même moins parfois, je patiente des années, j'attends qu'ils réussissent ou qu'ils héritent... Les autres, les inconnus, les plus nombreux, dorment là, regardez ! dans ce coin, tout ce tas énorme. C'est le néant ça, ou plutôt c'est la matière brute, d'où il faut que je tire la vie, je veux dire ma vie, Dieu sait après quelle complication de recherches et d'ennuis !... Et vous voulez que, lorsque j'en tiens un enfin, solvable, je ne le saigne pas ? Ah ! non, vous me croiriez trop bête, vous ne seriez pas si bête, vous ! "
Sans s'attarder à discuter davantage, Saccard tira son portefeuille.
" Je vais vous donner deux cents francs, et vous allez me rendre le dossier Jordan, avec un acquit de tout compte. "
Busch sursauta d'exaspération.
" Deux cents francs, jamais de la vie !... C'est trois cent trente francs quinze centimes. Je veux les centimes. "
Mais, de sa voix égale, avec la tranquille assurance de l'homme qui connaît la puissance de l'argent, montré, étalé, Saccard répéta à deux, à trois reprises :
" Je vais vous donner deux cents francs... "
Et le juif, convaincu au fond qu'il était raisonnable de transiger, finit par consentir, dans un cri de rage, les larmes aux yeux.
" Je suis trop faible. Quel sale métier !... Parole d'honneur ! on me dépouille, on me vole... Allez ! pendant que vous y êtes, ne vous gênez pas, prenez-en d'autres, oui ! fouillez dans le tas, pour vos deux cents francs ! "
Puis, lorsque Busch eut signé un reçu et écrit un mot pour l'huissier, car le dossier n'était plus chez lui, il souffla un moment devant son bureau, tellement secoué, qu'il aurait laissé partir Saccard, sans la Méchain, qui n'avait pas eu un geste ni une parole.
" Et l'affaire ? " dit-elle.
Il se souvint brusquement, il allait prendre sa revanche. Mais tout ce qu'il avait préparé, son récit, ses questions, a marche savante de l'entretien, se trouva emporté d'un coup, dans sa hâte d'arriver au fait.
" L'affaire, c'est vrai... Je vous ai écrit, monsieur Saccard. Nous avons maintenant un vieux compte à régler ensemble...
Il avait allongé la main pour prendre le dossier Sicardot, qu'il ouvrit devant lui.
" En 1852, vous êtes descendu dans un hôtel meublé de la rue de la Harpe, vous y avez souscrit douze billets de cinquante francs à une demoiselle Rosalie Chavaille, âgée de seize ans, que vous avez violentée, un soir, dans l'escalier... Ces billets, les voici. Vous n'en avez pas payé un seul, car vous êtes parti sans laisser d'adresse, avant l'échéance du premier. Et le pis est qu'ils sont signés d'un faux nom, Sicardot, le nom de votre première femme... "
Très pâle. Saccard écoutait, regardait. C'était, au milieu d'un saisissement inexprimable, tout le passé qui s'évoquait, une sensation d'écroulement, une masse énorme et confuse qui retombait sur lui. Dans cette peur de la première minute, il perdit la tête, il bégaya.
" Comment savez-vous ?... Comment avez-vous ça ? "
Puis, de ses mains tremblantes, il se hâta de tirer de nouveau son portefeuille, n'ayant que l'idée de payer, de rentrer en possession de ce dossier fâcheux.
" Il n'y a pas de frais, n'est-ce pas ?... C'est six cents francs... Oh ! il y aurait beaucoup à dire, mais j'aime mieux payer, sans discussion. "
Et il tendit six billets de banque.
" Tout à l'heure ! cria Busch, qui repoussa l'argent. Je n'ai pas terminé... Madame, que vous voyez là, est la petite-cousine de Rosalie, et ces papiers sont à elle, c'est en son nom que je poursuis le remboursement... Cette pauvre Rosalie est restée infirme, à la suite de votre violence. Elle a eu beaucoup de malheurs, elle est morte dans une misère affreuse, chez madame, qui l'avait recueillie... Madame, si elle voulait, pourrait vous raconter des choses...
- Des choses terribles ! " accentua de sa petite voix la Méchain, rompant son silence.
Effaré, Saccard se tourna vers elle, l'ayant oubliée, tassée là comme une outre dégonflée à demi. Elle l'avait toujours inquiété, avec son louche commerce d'oiseau de carnage sur les valeurs déclassées ; et il la retrouvait, mêlée à cette histoire désagréable.
" Sans doute, la malheureuse, c'est bien fâcheux, murmura-t-il. Mais, si elle est morte, je ne vois vraiment... Voici toujours les six cents francs. "
Une seconde fois, Busch refusa de prendre la somme.
" Pardon, c'est que vous ne savez pas encore tout, c'est qu'elle a eu un enfant... Oui, un enfant qui est dans sa quatorzième année, un enfant qui vous ressemble à un tel point, que vous ne pouvez le renier. "
Abasourdi, Saccard répéta à plusieurs reprises :
" Un enfant, un enfant... "
Puis, replaçant d'un geste brusque les six billets de banque dans son portefeuille, tout à coup remis d'aplomb et très gaillard :
" Ah ! ça, dites donc, est-ce que vous vous moquez de moi ? S'il y a un enfant, je ne vous fiche pas un sou... Le petit a hérité de sa mère, c'est le petit qui aura ça et tout ce qu'il voudra par-dessus le marché... Un enfant, mais c'est très gentil, mais c'est tout naturel, il n'y a pas de mal à avoir un enfant. Au contraire, ça me fait beaucoup de plaisir, ça me rajeunit, parole d'honneur !.. Où est-il, que j'aille le voir ? Pourquoi ne me l'avez-vous pas amené tout de suite ? "
Stupéfié à son tour, Busch songeait à sa longue hésitation, aux ménagements infinis que Mme Caroline prenait pour révéler l'existence de Victor à son père. Et, démonté, il se jeta dans les explications les plus violentes, les plus compliquées, lâchant tout à la fois, les six mille francs d'argent prêté et de frais d'entretien que la Méchain réclamait, les deux mille francs d'acompte donnés par Mme Caroline, les instincts épouvantables de Victor, son entrée à l'Oeuvre du Travail. Et, de son côté, Saccard sursautait, à chaque nouveau détail. Comment, six mille francs ! qui lui disait qu'au contraire on n'avait pas dépouillé le gamin ? Un acompte de deux mille francs ! on avait eu l'audace d'extorquer à une dame de ses amies deux mille francs ! mais c'était un vol, un abus de confiance ! Ce petit, parbleu ! on l'avait mal élevé, et l'on voulait qu'il payât ceux qui étaient responsables de cette mauvaise éducation ! On le prenait donc pour un imbécile !
" Pas un sou ! cria-t-il, entendez-vous, ne comptez pas tirer un sou de ma poche ! "
Busch, blême, s'était mis debout devant sa table.
" C'est ce que nous verrons. Je vous traînerai en justice.
- Ne dites donc pas de bêtises. Vous savez bien que la justice ne s'occupe pas de ces choses-là... Et, si vous espérez me faire chanter, c'est encore plus bête, parce que, moi, je me fiche de tout. Un enfant ! mais je vous dis que ça me flatte ! "