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Mais une heure sonna, la volée de la cloche passa en coup de vent sur la houle violente des têtes ; et la dernière vibration n'était pas éteinte, que Jacoby, les deux mains appuyées sur le velours, jetait d'une voix mugissante, la plus forte de la compagnie :

" J'ai de l'Universelle... J'ai de l'Universelle... "

Il ne fixait pas de prix, attendant la demande. Les soixante s'étaient rapprochés et formaient le cercle autour de la corbeille, où déjà quelques fiches jetées faisaient des taches de couleurs vives. Face à face, ils se dévisageaient tous, se tâtaient comme les duellistes au début d'une affaire, très pressés de voir s'établir le premier cours.

" J'ai de l'Universelle, répétait la basse grondante de Jacoby. J'ai de l'Universelle.

- A quel cours, l'Universelle ? " demanda Mazaud d'une voix mince, mais si aiguë, qu'elle dominait celle de son collègue, comme un chant de flûte s'entend au-dessus d'un accompagnement de violoncelle.

Et Delarocque proposa le cours de la veille.

" A 3 030, je prends l'Universelle. "

Mais, tout de suite, un autre agent renchérit.

" A 3 035, envoyez l'Universelle. "

C'était le cours de la coulisse qui arrivait, empêchant l'arbitrage que Delarocque devait préparer : un achat à la corbeille et une vente prompte à la coulisse, pour empocher les cinq francs de hausse. Aussi Mazaud se décida-t-il, certain d'être approuvé par Saccard.

" A 3040, je prends... Envoyez l'Universelle à 3040.

- Combien ? dut demander Jacoby.

- Trois cents. "

Tous deux écrivirent un bout de ligne sur leur carnet, et le marché était conclu, le premier cours se trouvait fixé, avec une hausse de dix francs sur le cours de la veille. Mazaud se détacha, alla donner le chiffre à celui des coteurs qui avait l'Universelle sur son registre. Alors, pendant vingt minutes, ce fut une véritable écluse lâchée les cours des autres valeurs s'étaient également établis, tout le paquet des affaires apportées par les agents, se concluait, sans grandes variations. Et, cependant, les coteurs, haut perchés, pris entre le vacarme de la corbeille et celui du comptant, qui fonctionnait fiévreusement lui aussi, avaient grand-peine à inscrire toutes les cotes nouvelles que venaient leur jeter les agents et les commis. En arrière, la rente également faisait rage. Depuis que le marché était ouvert, la foule ne ronflait plus seule, avec le bruit continu des grandes eaux ; et, sur ce grondement formidable, s'élevaient maintenant les cris discordants de l'offre et de la demande, un glapissement caractéristique, qui montait, descendait, s'arrêtait pour reprendre en notes inégales et déchirées, ainsi que des appels d'oiseaux pillards dans la tempête.

Saccard souriait, debout près de son pilier. Sa cour avait augmenté encore, la hausse de dix francs sur l'Universelle venait d'émotionner la Bourse, car on y pronostiquait depuis longtemps une débâcle pour le jour de la liquidation. Huret s'était rapproché avec Sédille et Kolb, en affectant de regretter tout haut sa prudence, qui lui avait fait vendre ses actions, dès le cours de 2 500 ; tandis que Daigremont, l'air désintéressé, promenant à son bras le marquis de Bohain, lui expliquait gaiement la défaite de son écurie, aux courses d'automne. Mais, surtout, Maugendre triomphait, accablait le capitaine Chave, obstiné quand même dans son pessimisme, disant qu'il fallait attendre la fin. Et la même scène se reproduisait entre Pillerault vantard et Moser mélancolique, l'un radieux de cette folie de la hausse, l'autre serrant les poings, parlant de cette hausse te tue, imbécile, comme d'une bête enragée qu'on finirait pourtant bien par abattre.

Une heure se passa, les cours restaient à peu près les mêmes, les affaires continuaient à la corbeille, moins drues, au fur et à mesure que les ordres nouveaux et les dépêches les apportaient. Il y avait ainsi, vers le milieu de chaque Bourse, une sorte de ralentissement, l'accalmie des transactions courantes, en attendant la lutte décisive du dernier cours. Pourtant, on entendait toujours le mugissement de Jacoby, que coupaient les notes aiguës de Mazaud, engagés l'un et l'autre, dans des opérations à prime. " J'ai de l'Universelle à 3040, dont 15... Je prends de l'Universelle à 3040, dont 10... Combien ?... Vingt-cinq... Envoyez ! " Ce devaient être des ordres de Fayeux que Mazaud exécutait, car beaucoup de joueurs de province, pour limiter leur perte, avant d'oser se lancer dans le ferme, achetaient et vendaient à prime. Puis, brusquement, une rumeur courut, des voix saccadées s'élevèrent : l'Universelle venait de baisser de cinq francs ; et, coup sur coup, elle baissa de dix francs, de quinze francs, elle tomba à 3 025.

Justement, à ce moment-là, Jantrou, qui avait reparu, après une courte absence, disait à l'oreille de Saccard que la baronne Sandorff était là, rue Brongniart, dans son coupé et qu'elle lui faisait demander s'il fallait vendre.

A cette question, tombant au moment où les cours fléchissaient, l'exaspéra. Il revoyait le cocher immobile, haut perché sur le siège, la baronne consultant son carnet, comme chez elle, glaces closes. Et il répondit :

" Qu'elle me fiche la paix ! et si elle vend, je l'étrangle ! "

Massias accourait, à l'annonce des quinze francs de baisse, ainsi qu'à un appel d'alarme, sentant bien qu'il allait être nécessaire. En effet, Saccard, qui avait préparé un coup pour enlever le dernier cours, une dépêche qu'on devait envoyer de la Bourse de Lyon, où la hausse était certaine, commençait à s'inquiéter, en ne voyant pas arriver la dépêche ; et cette dégringolade de quinze francs, imprévue, pouvait amener un désastre.

Habilement, Massias ne s'arrêta pas devant lui, le heurta du coude, puis reçut son ordre, l'oreille tendue.

" Vite, à Nathansohn, quatre cents, cinq cents, ce qu'il faudra. "

Cela s'était fait si rapidement, que Pillerault et Moser seuls s'en aperçurent. Ils se lancèrent sur les pas de Massias, pour savoir. Massias, depuis qu'il était à la solde de l'Universelle, avait pris une importance énorme. On tachait de le confesser, de lire par-dessus son épaule les ordres qu'il recevait. Et lui-même, maintenant, réalisait des gains superbes. Avec sa bonhomie souriante de malchanceux, que la fortune avait rudement traité jusque-là, il s'étonnait, il déclarait supportable cette vie de chien de la Bourse, où il ne disait plus qu'il fallait être juif pour réussir.

A la coulisse, dans le courant d'air glacé du péristyle, que le pâle soleil de trois heures ne chauffait guère, l'Universelle avait baissé moins rapidement qu'à la corbeille. Et Nathansohn, averti par ses courtiers, venait de réaliser l'arbitrage que n'avait pu réussir Delarocque, au début : acheteur dans la salle à 3 025, il avait revendu sous la colonnade 3035. Cela n'avait pas demandé trois minutes, et il gagnait soixante mille francs. Déjà l'achat faisait, à la corbeille, remonter la valeur à 3030, par cet effet d'équilibre que les deux marchés, le légal et le toléré, exercent l'un sur l'autre. Un galop de commis ne cessait pas, de la salle au péristyle, jouant des coudes à travers la cohue. Pourtant, le cours de la coulisse allait fléchir, lorsque l'ordre que Massias apportait à Nathansohn le soutint à 3035, le haussa à 3040 ; tandis que, par contrecoup, la valeur retrouvait aussi, au parquet, son premier cours. Mais il était difficile de l'y maintenir, car la tactique de Jacoby et des autres agents opérant au nom des baissiers, était, évidemment, de réserver les grosses ventes pour la fin de la Bourse, afin d'en écraser le marché et d'amener un effondrement, dans le désarroi de la dernière demi-heure. Saccard comprit si bien le péril, que, d'un signe convenu, il avertit Sabatani, en train de fumer une cigarette, à quelques pas, de son air détaché et alangui d'homme à femmes ; et, tout de suite, se faufilant avec une souplesse de couleuvre, ce dernier se rendit dans la guitare, où, l'oreille aux aguets, suivant les cours, il ne s'arrêta plus d'envoyer à Mazaud des ordres, sur des fiches vertes, dont il avait une provision. Malgré tout, l'attaque était si rude, que l'Universelle, de nouveau, baissa de cinq francs.